« Heureux les coeurs purs, car ils verront Dieu! ».
C’est ainsi que se présente, chez Matthieu (5,8), la sixième des neuf béatitudes qui ouvrent le Sermon sur la montagne. «Heureux les purs par le coeur», faudrait-il traduire, en suivant le grec mot à mot.
Avant Jésus, cette formule se trouvait déjà dans le psaume 24. Celui-ci, après avoir proclamé la maîtrise de Yahvé sur l’ensemble de l’univers (versets 1-2), s’interroge tout à coup sur les conditions nécessaires pour s’approcher de Dieu: «Qui montera sur la montagne du Seigneur, demande-t-il, et qui se tiendra dans son lieu saint?» (v. 3). A quoi il répond aussitôt: «La personne aux mains innocentes et pure par le coeur» (v. 4).
La pureté nécessaire pour voir Dieu
«Monter sur la montagne du Seigneur», «se tenir dans son lieu saint»: on comprend que, pour le psaume, cela consiste à se rendre au Temple de Jérusalem, lieu privilégié de la présence de Yahvé. Pour exprimer la même chose, des croyants de l’Ancien Testament parlaient parfois d’aller «voir Dieu» ou «voir la face de Dieu». Ainsi en est-il par exemple dans le psaume 42: «Mon âme a soif de Dieu, du Dieu de vie; quand donc pourrai-je aller voir la face de Dieu?» (Ps 42,3). La suite montre bien que le croyant n’aspire pas à voir Dieu au sens propre, car «nul ne peut voir Dieu sans mourir» (Ex 33,20). Non, comme dans le psaume 24, c’est là une autre façon de parler de l’expérience liturgique, de la rencontre de Dieu, au lieu où, avec tout le peuple, on pourra le prier et lui rendre un culte: «J’irai vers la tente admirable, vers la maison de Dieu, parmi les cris de joie, l’action de grâce et la foule jubilante» (Ps 42,5).
Or, pour voir Dieu, il faut être pur. Pour l’Ancien Testament, c’est là, dès les origines, une condition essentielle. Il ne s’agit pas cependant d’une pureté d’ordre moral, découlant d’une conduite irréprochable. Il s’agit plutôt d’une pureté extérieure, d’ordre rituel. Elle consiste à s’abstenir d’un certain nombre de démarches, activités ou contacts, bien identifiés et codifiés (en particulier dans les chapitres 11-16 du livre du Lévitique), qui empêchent de se présenter devant Dieu pour lui offrir un culte. Un peu comme, dans le catholicisme, jusque dans les années 1950, il fallait s’abstenir de manger et de boire pour avoir part à l’eucharistie.
L’évolution progressive de l’idée de pureté
Petit à petit, sous l’impulsion des prophètes surtout, l’idée fit son chemin que, pour pouvoir se présenter devant Dieu, la pureté extérieure ne saurait suffire. Il faut aussi la pureté intérieure, la pureté du coeur. A quoi bon satisfaire à des rites extérieurs de purification, si le coeur, lui, n’est pas pur?
En même temps que cette conviction, une autre se développe progressivement, selon laquelle la vérité de la relation à Dieu est conditionnée par la qualité de la relation au prochain. Si bien que, peu à peu, les deux convictions finissent par fusionner et que la pureté intérieure en vient à s’identifier de façon privilégiée à la rectitude à l’égard du prochain.
C’est cette conviction qu’exprime par exemple le prophète Isaïe lorsque, dès le début de son livre, il énumère les conditions nécessaires pour «voir Dieu». «Lavez-vous, purifiez-vous», exhorte-t-il au nom de Yahvé. Et en quoi donc cette purification consiste-t-elle?
Otez de ma vue votre méchanceté. Cessez de faire le mal!
Apprenez à faire le bien, recherchez la justice,
secourez l’opprimé, soyez justes pour l’orphelin,
plaidez pour la veuve. (Is 1,16-17)
Au terme, une pureté d’un type très particulier
Ainsi donc, graduellement, une évolution se fraie un chemin à travers les mentalités et le pratiques. Pour s’approcher de Dieu, affirmait-on au début, il faut être pur, en entendant par là une pureté d’ordre rituel et extérieur. Pour s’approcher de Dieu, en vient-on ensuite à comprendre, la pureté extérieure ne suffit pas, il faut encore la pureté du coeur. Le psaume 24, dont nous sommes partis, témoigne de cette étape de l’évolution, en proclamant que, pour s’approcher de Dieu, quelqu’un doit être « pur par le coeur ».
Finalement, la pureté intérieure prend le visage particulier de la rectitude à l’égard des autres. Le coeur pur, c’est celui que n’encombre aucun tort contre le prochain. Un psaume, encore, témoigne de cette nouvelle étape de l’évolution. Comme le psaume 24, le psaume 15 s’interroge sur les conditions nécessaires pour s’approcher de Dieu:
Seigneur, qui entrera sous ta tente,
qui habitera sur ta sainte montagne?
La question posée, on fait état en réponse d’une qualité de relation au prochain:
Celui qui marche en parfait,
qui pratique la justice (…),
qui ne lèse en rien son frère,
ne jette pas d’opprobre à son prochain (…),
qui ne prête pas son argent à initérêt,
n’accepte rien pour nuire à l’innocent. (Ps 15,2-5)
La béatitude: comme la fleur, au terme de la croissance
Le bonheur des coeurs purs, proclame Jésus, consistera à voir Dieu. On comprend qu’il ne s’agit plus alors simplement de la rencontre liturgique de Dieu. Comme dans le second membre des autres béatitudes, la perspective est eschatologique. Transposée dans l’au-delà, l’image sert désormais à exprimer la plénitude de la communion à Dieu, le partage de ce que Jean appellera la vie éternelle.
Mais l’exigence de pureté du coeur énoncée par la béatitude garde, pour l’essentiel, la signification qu’elle avait déjà dans le psaume 24 et dans le psaume 15. La vérité de la relation à Dieu reste toujours conditionnée par la qualité de la relation aux autres, comme le proclame un peu plus loin le Sermon sur la montagne:
Si tu apportes ton offrande à l’autel et que là tu te rappelles que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande devant l’autel, et va d’abord, réconcilie-toi avec ton frère, et alors viens et apporte ton offrande. (Mt 5,23-24)
Et ce qui vaut de la relation à Dieu inaugurée dans l’histoire vaut aussi de la relation à Dieu parvenue à son achèvement. Comme jadis dans les psaumes, le coeur pur, celui que n’entache aucun tort à l’égard du prochain, reste la condition primordiale pour voir Dieu:
Alors le Roi dira: Venez les bénis de mon Père, recevez en héritage le Royaume qui vous a été préparé depuis la fondation du monde. Car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger, j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire, j’étais un étranger et vous m’avez accueilli…
Selon la belle formule d’Augustin, c’est en aimant ton frère que tu donnes à ton oeil la pureté nécessaire pour voir Dieu.
Votre recherche sur ce passage des béatitudes m’est très précieuse dans ma réflexion sur l’importance voir l’absolue nécessité que l’Église se tourne enfin vers une pastorale sociale plutôt que la rigueur de rites qui ne sont plus ajustés aux besoins de personnes. Sous l’horizon de cette pandémie, la bonne nouvelle reste toujours le fait que quelqu’un se soucie, que quelqu’un tende la main. On ne peut qu’être le témoin et l’exemple de la bonté de Dieu. Le reste est superficiel.