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Cinéma d'aujourd'hui,

Responsable de la chronique : Gilles Leblanc
Cinéma d'aujourd'hui

SINGULARITES D’UNE JEUNE FILLE BLONDE de Manoël de Oliveira, et IRENE d’Alain Cavalier

Imprimer Par Guy Bedouelle

SINGULARITES D’UNE JEUNE FILLE BLONDE, de Manoël de Oliveira

Chaque année depuis 1990, le cinéaste portugais Manoël de Oliveira présente un nouveau film (deux en 2001). Cette fécondité étonnante s’accompagne d’une longévité exceptionnelle puisque le réalisateur, qui filme depuis 1931, vient de fêter ses 101 ans. Certes, sa dernière œuvre, Singularités d’une jeune fille blonde, ne dure que 63 minutes, mais elle possède la qualité d’un objet parfait, une sorte de bijou, comme cette bague autour de laquelle se noue le film. Orfèvre du cinéma, Oliveira, sans déroger à ses propres règles et coutumes, nous donne, par le cadrage surtout, la photographie et les dialogues, un film qui s’attache à l’essentiel, le retient et nous l’offre.

Comme d’habitude, Oliveira adapte une œuvre de la littérature de son pays, autrefois le jésuite Antonio Vieira, maître de la langue portugaise, ou Agustina Bessa Luis, et ici, pour la première fois, José Maria Eça de Queiros (1845-1900), écrivain réaliste à la Zola. Il s’agit d’une courte nouvelle, écrite en 1874, que le cinéaste situe dans le cadre de la Lisbonne contemporaine.

A son accoutumée, Oliveira met en scène son petit-fils Ricardo Trépa pour le rôle principal, et, parmi les acteurs de sa « famille » cinématographique, Luis Miguel Cintra et Léonor Silveira. Celle-ci joue le rôle mineur, mais important, de la passagère du train à laquelle le héros raconte l’histoire qui nous est ainsi contée à nous aussi. A partir de ce récit dans un récit, le film s’ouvre par l’apparition d’une belle jeune fille blonde agitant élégamment un éventail chinois, dans l’encadrement d’une fenêtre, en face du bureau où travaille comme comptable le protagoniste, Macario, dont le nom signifie « heureux ».

C’est bien à la recherche du bonheur que le jeune homme s’élance, dans ce qui devient une course d’obstacles, tous franchis avec plus ou moins de chance et de rapidité : il faut savoir le nom de la belle, se faire connaître d’elle, savoir si l’attirance est réciproque, se présenter à ses parents, et surtout avoir une situation digne de leur rang social et pour cela surmonter une série d’adversités et de rebondissements en allant faire fortune jusqu’au Cap Vert. Tout cela couvre plusieurs années, mais s’enchaîne dans un rythme qui prend son temps sans ennuyer le spectateur. Lorsque tout semble s’arranger, survient la rupture qui vient d’une improbable singularité de la jeune fille.

Le film déroule devant nous une série de cadrages systématiques : fenêtres, embrasures de portes, regards discrets sur un salon de jeux, vitrines de magasins, images dans des miroirs, la vue que l’on a d’un balcon, et jusqu’aux plans fixes sur Lisbonne aux différentes heures du jour. Cette rigidité de l’espace est comme compensée par les mouvements presque imperceptibles et envoûtants d’un éventail, d’un rideau ou d’un voilage. Comme si le regard amoureux sélectionnait la vision sur l’être aimé, sans s’attendre au dévoilement de ses singularités.

Oliveira rejoint ici une des observations mélancoliques dont Proust parsème ses analyses du sentiment amoureux : « Ces obstacles contre lesquels les amants ont à lutter et que leur imagination surexcitée par la souffrance cherche en vain à deviner, résident parfois dans quelque singularité du caractère de la femme qu’ils ne peuvent ramener à eux. » Les singularités énumérées ensuite par Proust ne sont pas celles de Luisa, la jeune fille blonde, contre lesquelles bute le jeune Portugais, mais elles les rejoignent dans une semblable description des jeux de l’amour et du hasard dont Oliveira continue à déployer la magie.

IRENE d’Alain Cavalier

Depuis longtemps déjà, le réalisateur de Thérèse (1986) est devenu l’auteur d’une œuvre imprévisible, qu’on pourrait dire de type expérimental. Il se plaît à observer les objets, et les plus triviaux, ou à s’interroger sur son activité de cinéaste (Le Filmeur, 2005). Cette fois-ci, il se penche, trente-cinq ans après, sur le souvenir de sa femme. Il nous livre un film, inclassable, certes, mais bouleversant, touchant à l’essentiel de sa propre existence et par-là atteignant les profondeurs de la nôtre.

Alain Cavalier a tenu une sorte de journal entre 1970 et 1972, remplissant jour après jour les pages d’un grand agenda, notant les détails les plus prosaïques. Les humeurs, les réflexions de sa femme y tiennent une grande place. Irène était une très belle femme, qui avait été élue Miss France. D’origine très simple, elle avait le sentiment d’un échec permanent, qui était si lourd à porter par le couple que Cavalier pensait à se séparer d’elle. Ayant pris seule la voiture d’une amie, un peu sur un coup de tête, elle trouve la mort quelques minutes après.

A l’aide de ses carnets, dont il lit lentement des extraits, de quelques photographies, de visites à des lieux qui ont un rapport avec leur enfance à chacun, de reconstitutions étranges aussi, Cavalier explore la mémoire qu’il a d’Irène. Le film déploie une grande violence qui touche parfois à l’impudeur, même si les secrets sont plutôt suggérés que dévoilés. Le cinéaste se filmant ne s’épargne pas la vision de son corps fatigué et meurtri, qui renvoie à ceux de sa mère et de sa femme. Mort, naissance, amour, blessures, jusqu’au pain et au vin d’un sacrifice jamais nommé, c’est ce qui est porté par cette œuvre qui va au cœur des choses et des êtres.

Guy-Th. Bedouelle o.p., Angers (F)
Recteur de l’Université catholique de l’Ouest

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