Elle avait la silhouette longue et fine. Ses cheveux qui descendaient jusqu’à l’échine l’allongeaient davantage. Et ce léger balancement des hanches qui lui donnait un air filigrane. Elle semblait flotter comme un voile de dentelle. Et pourtant, Martine avait l’impression d’être écrasée par la vie, la foule, la masse humaine. Elle souffrait d’une pénible sensation d’étouffement dans un monde où elle se croyait prise à la gorge. Elle traînait sa vie comme un boulet.
Elle aurait souhaitée se retrouver à mille lieues de la ville. Se retirer sur une île perdue dans l’océan, ne plus voir personne, ne plus entendre le son de la voix humaine, ne plus avoir à répondre aux questions, aux salutations, aux appels, aux invitations.
Année après année, Martine avait laissé les autres envahir son agenda. Elle avait accepté tous les projets de travail qu’on lui proposait. Elle se disait: «Il faut que je me fasse connaître! J’ai besoin de me bûcher une place dans la forêt des carrières et des professions.» Elle avait si bien réussi que maintenant elle en avait trop. Elle aurait eu besoin d’une jumelle ou deux pour honorer les contrats qu’elle avait acceptés.
Les journées étaient pleines, les soirées fort occupées. Les fins de semaine servaient à combler le manque de temps pour tout réaliser. Avec pour conséquence que Martine n’avait plus de temps pour elle-même. Elle ne s’arrêtait que pour aller dormir quelques heures d’un sommeil agitée par l’inquiétude. Souvent, elle n’arrivait pas à fermer l’oeil. Tout son corps était tendue en pensant à tout ce qu’il restait à faire avant telle ou telle échéance. Avec la cruelle tentation de se lever pour prendre de l’avance. «Puisque je ne dors pas…», prétextait-elle.
Évidemment, Martine prenait rarement de congé. Les loisirs avaient cédé la place au boulot. La dernière fois qu’elle s’était plongée dans un roman faisait partie des calendes grecques. Elle ne se souvenait plus à quand remontait sa dernière audition d’un disque de Mozart. Ce Mozart qu’elle chérissait tant!
Ne s’offrant pas de temps pour elle-même, Martine n’en offrait pas davantage à ses amis. Les rencontres s’espaçaient. Les coups de téléphone se raréfiaient. Les lettres encore plus. Quant au courrier électronique, elle se contentait d’écrire télégraphiquement: «Je suis pressée. Je t’appelle dès que j’ai une minute.» Mais Martine n’avait ni minute, ni seconde.
Arriva l’inévitable, le fantôme du burn-out se mit à rôder autour de notre bourreau de travail! La fatigue s’accumulait. Martine récupérait de moins en moins bien. De temps à autre, l’impression d’étouffer. L’envie presqu’irrésistible de pleurer. La rage d’être contrainte par les engagements. La dégoûtante sensation d’être devenue esclave.
Martine aurait souhaitée accuser les autres de ce qui lui arrivait. C’aurait été facile. Mais elle avait trop de lucidité pour ne pas reconnaître qu’elle, et elle seule, était responsable de sa situation. Et qu’il lui revenait de se prendre en main et de chercher à s’en sortir.
Martine eut la chance de rencontrer quelqu’un qui put l’aider à voir clair dans son aventure. Elle apprit à faire face à la situation comme le toréador affronte le taureau dans l’arène. Elle apprit à démêler les motifs – les faux et les vrais motifs – qui l’avaient conduite à un état aussi pitoyable. Avec le temps, petit pas par petit pas, avec persévérance, Martine remonta la côte. Il lui fallut surtout avoir la patience de s’attendre, accepter de ne pas brûler les étapes. Elle qui ne disait jamais «non» acceptait maintenant de le faire, en se disant qu’elle ne manquait pas de générosité chaque fois qu’elle refusait une demande de service. Au contraire, elle s’organisait pour offrir aux autres une fille en bonne santé, une fille sereine, équilibrée. Une fille heureuse. C’était le plus beau cadeau qu’elle pouvait leur faire. Et qu’elle pouvait se faire à elle-même.
L’histoire de Martine n’est pas unique. Elle se vit à des milliers d’exemplaires. À notre époque, la vie est trépidante. Nous courons sans cesse sans nécessairement prendre le temps de goûter le quotidien. Un peu de sagesse ne nous ferait pas de tort. Prendre le temps de respirer. Entretenir ses amis comme on entretient son jardin. Travailler moins pour s’appliquer davantage à ce que nous avons choisi de faire. Et tout le monde s’en porterait beaucoup mieux…