Aussitôt Jésus obligea ses disciples à monter dans la barque et à le précéder sur l’autre rive, pendant qu’il renverrait les foules. Quand il les eut renvoyées, il se rendit dans la montagne, à l’écart, pour prier. Le soir venu, il était là, seul. La barque était déjà à une bonne distance de la terre, elle était battue par les vagues, car le vent était contraire. Vers la fin de la nuit, Jésus vint vers eux en marchant sur la mer. En le voyant marcher sur la mer, les disciples furent bouleversés. Ils disaient : « C’est un fantôme », et la peur leur fit pousser des cris. Mais aussitôt Jésus leur parla : « Confiance ! c’est moi ; n’ayez pas peur ! » Pierre prit alors la parole : « Seigneur, si c’est bien toi, ordonne-moi de venir vers toi sur l’eau. » Jésus lui dit : « Viens ! » Pierre descendit de la barque et marcha sur les eaux pour aller vers Jésus. Mais, voyant qu’il y avait du vent, il eut peur ; et, comme il commençait à enfoncer, il cria : « Seigneur, sauve-moi ! » Aussitôt Jésus étendit la main, le saisit et lui dit : « Homme de peu de foi, pourquoi as-tu douté ? » Quand ils furent montés dans la barque, le vent tomba. Alors ceux qui étaient dans la barque se prosternèrent devant lui, et ils lui dirent : « Vraiment, tu es le Fils de Dieu ! »
Commentaire :
L’évangile de Jean précise un détail ignoré de Matthieu mais susceptible de nous aider à saisir la portée de la décision prise par Jésus. Après la multiplication des Pains, le peuple voulut s’emparer de Jésus pour le faire roi ; enthousiasmée par le miracle, la foule y reconnaît un signe messianique et, séduite par l’espoir d’avantages matériels, décide de le proclamer roi (Jn 6,15). Mais Jésus refuse de se laisser faire, tout en sachant bien à quel point la tentation du pouvoir guette toujours ses disciples (Mt.16, 22) comme il en a été lui-même sujet de tentation (Mt. 4). Jésus juge donc prudent de les éloigner. Mais comment a-t-il pu se charger lui-même de renvoyer seul cette foule soulevée par l’enthousiasme. Jean parle d’un départ discret de Jésus, ce qui paraît plus vraisemblable (Jn 6,15). Il se retire à l’écart, dans la montagne pour prier. La région était plus désertique que montagneuse. Voyons en cette précision la promotion d’un cadre habituellement privilégié par Jésus pour prier : la montagne, lieu de prière, endroit privilégié (4,8 ; 5,1 ; 6, 17 ; 17,1 ; 28,16), site par excellence des manifestations divines.
« Il était là seul », tandis que ses disciples se battaient pour maintenir à flot la barque ballottée par de forts vents. Jésus s’approcha en marchant sur les flots. « C’est un fantôme ! » s’écrient les disciples apeurés. Une fois encore les disciples prennent Jésus pour un revenant (Lc 24,37). La mer, force qui ne cesse de menacer dangereusement l’humanité (Ps. 69,3 ; 107,25-27). Évoquons le souvenir récent du Tsunamis. La mer, puissance que Dieu seul peut maîtriser (Jb 38, 3-48 et 8-11), la mer, symbole de puissances maléfiques, abîme des êtres rejetés de Dieu : Léviathan, Pharaon (Jb 7,12 ; Ps.89, 10-11 ; Ex.15). Le récit rapporte une des inoubliables pages de l’Exode : « Ils étaient descendus en mer sur des navires…Yahvé fit lever un vent de bourrasque et il souleva les flots… Sous le mal, leur âme fondait…Ils criaient vers Yahvé. Dans la détresse, dans leur angoisse il les a délivrés, il ramena la bourrasque au silence, les flots se turent, il le mena jusqu’au port de leur désir ». (Ps. 107, 25-30) On comprend pourquoi, suite à cette manifestation divine, les disciples se prosternèrent devant Jésus : « Vraiment tu es le Fils de Dieu » (14,33)
« La barque tourmentée par les vagues », image de l’Église et de son Pasteur que l’évangéliste place à quelques reprises en situation désespérée, particulièrement à l’heure des persécutions dont sa jeune communauté chrétienne était accablée. (8,24-27 et 26,36-39). L’épisode de Pierre et de l’épreuve de sa confiance incarnent ici le cheminement de la foi au cœur de tout homme : il croit mais d’une foi tellement fragile. Avec Jésus il se pense très fort, mais dans sa condition humaine dont il prend conscience, il « s’enfonce ». La prière le sauve et le suspend au Christ lorsqu’il se voit en situation désespérée. Telle sera la situation de l’Église après le départ du Christ : les disciples semblent seuls sur la mer de ce monde, vivant à plein l’épreuve de la foi et ses luttes.
Voilà bien ce que nous vivons de nos jours. La foi se trouve toujours au terme d’un long cheminement, tout au long de notre vie de chrétien sur la terre. Elle décrit toute existence terrestre, même celle de Marie, mère de Jésus : un sentiment d’abandon dans la tempête, face aux doutes où tout est remis en question. Le Christ seul peut nous sauver et nous permettre des merveilles plus grandes encore : « En vérité, je vous le dis, celui qui croit en moi fera lui aussi les œuvres que je fais. Il en fera même de plus grandes parce que je vais au Père. » (Jn 14,12)
Incontournable parcours, périple «impossible », balisé de grâces plus encore que d’épreuves, découverte du Christ et de sa présence toute-puissante, lieu d’espérance contre toute espérance. Voguant en haute mer ou bercé par le canot sur la rivière, nous ne décrirons jamais assez ce haut lieu de foi, la mer.