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Pas de nous, pas sans nous

Imprimer Par Paul-André Giguère

Il avait été impressionnant de justesse, de sensibilité et d’expressivité. Il avait maîtrisé les difficultés techniques avec aisance, comme s’il prenait appui sur elles pour chevaucher la partition avec une légèreté lumineuse. À une sorte de densité muette qui pouvait presque se toucher, il avait senti que toute la salle vibrait, comme suspendue aux sons qu’il faisait sortir de son instrument. Et le silence qui avait suivi la dernière note disait combien on venait de vivre un moment de pure grâce.

Elle le regardait dormir, si petit, couché sur son ventre. Quel abandon total, quelle entière vulnérabilité, quelle perfection : ce petit être qui, ce matin encore, était bien à l’abri à l’intérieur d’elle-même et qui était maintenant posé là, comme un incomparable cadeau de la vie. Le passage avait été rude, elle avait presque perdu pied quand le travail avait été comme suspendu. Mais maintenant, dans la pénombre de la chambre, c’était le miracle. Bien au-delà des mots. Le regard suffisait.

N’y a-t-il pas, dans toute vie, au moins une ou deux occasions de se tenir sur la crête de l’infini, d’être en contact avec quelque chose d’infiniment plus grand que soi, de toucher la gratuité absolue ? Des moments absolument imprévisibles, impossibles à planifier, donnés, tout simplement, qui surviennent et puis qui passent, laissant derrière un parfum d’éternité…

On est tenté de qualifier de divins ces moments d’exception, qui se présentent pourtant souvent au creux du plus ordinaire de l’existence. Et pour peu qu’on s’y arrête, on se rend compte qu’ils sont des moments d’intense humanité. C’est comme s’ils étaient un concentré du meilleur de soi-même et du monde. Rien de magique, ici. Le musicien a vraiment travaillé à déchiffrer cette partition et à en rechercher la structure profonde. Par une discipline sans relâche, il a maîtrisé son souffle, sa voix ou ses doigts pour leur donner souplesse, dextérité et capacité d’expressivité. Sans tout ce travail, jamais les moments d’intensité ne sauraient être possibles. La mère a vraiment consacré beaucoup d’énergie à assouplir ses muscles, à contrôler sa respiration, et elle s’est imposé pendant neuf mois des privations alimentaires ou autres pour mener à bien sa grossesse. Durant l’accouchement, elle s’est coupée du monde environnant, tout son être s’est comme contracté, toute son énergie condensée sur un seul objet : la naissance.

Il en va de même, nous le savons, dans la vie spirituelle. Que de recherches, que de démarches, de lectures, d’apprentissage de techniques, de consultations de sites Internet même… pour être fidèles à un désir profond, un mouvement impérieux, une soif incessante. Que de fidélités courageuses pour reprendre le chemin de l’intériorité alors que les rythmes de la vie moderne nous tirent toujours à la surface des choses et de nous-mêmes.

Et pourtant, nous le sentons, ce désir profond en nous se révèle réponse à un appel venu d’ailleurs. Le mouvement qui nous pousse vers l’Autre se comprend comme fruit d’une attraction aussi discrète que puissante. Et notre détermination courageuse apparaît un jour pour ce qu’elle est : inexplicablement reçue, mystérieusement donnée.

Les théologiens chrétiens du Moyen-Âge ont accordé beaucoup d’attention à cette expérience que, dans leur langage, ils appelaient l’expérience de la grâce. Le jeu de l’initiative humaine et de la gratuité a fait l’objet de leurs réflexions parfois compliquées, souvent plutôt émerveillées. Et pour dire de la manière la plus simple possible ce fond mystérieux de l’expérience humaine, Thomas d’Aquin avait cette formule qui dit tout et peut nous inspirer encore aujourd’hui : Pas de nous, mais pas sans nous.

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