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École de la prière,

Responsable de la chronique : Christine Husson, l.o.p.
École de la prière

La liturgie est-elle asociale ?

Imprimer Par Marie-Josée Poiré

Bien des chrétiens et des chrétiennes boudent la liturgie. Celle-ci leur apparaît une activité superflue en regard des urgences actuelles : l’évangélisation, la lutte pour la justice et la paix, le combat pour la libération. La liturgie ne fait pas oeuvre de transformation immédiate du monde. Elle ne donne pas de résultats visibles et instantanés, comme une cueillette de denrées alimentaires au profit de sinistrés. Mais est-elle si décollée de nos vies qu’on le dit ? Peut-être vaut-il la peine d’aller y voir…

Un jeudi soir à Sainte-Concorde…

Jeudi soir, 30 mai 2002. Les responsables de la pastorale de la paroisse de Sainte-Concorde sont réunis pour discuter les priorités pastorales de leur communauté chrétienne pour l’année 2002-2003. L’échange est animé, constructif. Mais au beau milieu de la réunion, le ton monte soudain. Un duel inattendu oppose Agnès, responsable du comité Justice et Paix, et Martin, responsable du comité de liturgie. Agnès est gonflée à bloc : elle a passé l’année à ramasser ses arguments en vue de cette réunion. Laissons-lui la parole.

Les pratiquantes et les pratiquants du dimanche limitent leur pratique de la religion à la liturgie plutôt que de prendre soin du plus pauvre, de visiter le prisonnier, de vêtir celui qui est nu, de libérer l’opprimé. Ils montrent ainsi qu’ils n’ont rien compris au message évangélique, car Jésus n’est pas venu pour établir une religion et une Église bien organisées, mais pour nous apprendre à nous aimer les uns les autres et à nous mettre au service du plus petit. Il y a tant à faire, chez nous et ailleurs. Les jeunes n’ont pas d’avenir et sont tentés par le décrochage, la drogue et le suicide ; les usines, les magasins ferment et créent encore plus de chômage ; le gouvernement coupe partout pour réduire son déficit. Pensez aux femmes battues, aux enfants abandonnés, aux vieux désemparés… Pensez à l’Afghanistan, aux petites filles forcées de se prostituer en Thaïlande. Et vous voudriez mettre la priorité sur la liturgie, ce reliquat d’un passé désormais révolu ? Mais elle doit être rangée dans les armoires de souvenirs des nostalgiques et des disciples de Monseigneur Lefebvre ! Vrais chrétiens de tous les pays, unissons-nous contre cet ennemi commun, la priorité mise sur les sacrements et la liturgie ! Il faut désormais réunir toutes nos forces pour construire un monde meilleur, ici et ailleurs. Les sacrements et la liturgie sont là pour demeurer, nous sommes pris avec eux. Mais il faut maintenant retrouver le sens des priorités et nous tourner ensemble vers nos vraies responsabilités de chrétiennes et de chrétiens engagés !

Un conflit insoluble ?

Laissons Agnès continuer seule sa tirade… Réfléchissons un moment à ses propos. La liturgie n’a pas très bonne réputation, dans le milieu des militants ecclésiaux pour la justice sociale, mais aussi dans l’arrière-pensée de bien des chrétiens engagés. Le réquisitoire dressé contre la liturgie est long : elle serait désincarnée, coupée des préoccupations et des angoisses des hommes et des femmes de ce début de 21e siècle chargé de guerres, de terrorisme et d’inquiétudes de toutes sortes. Elle serait éthérée, déconnectée des vraies priorités, de la construction d’un monde meilleur. Elle serait soporifique et détournerait les personnes qui s’en préoccupent des combats pour la justice et la libération. Pour qui aime la liturgie, s’en soucie, la pratique, croit en sa force symbolique, une telle avalanche de reproches ne peut être prise à la légère. Comment réagiriez-vous si vous étiez, comme Martin, pris dans ce feu roulant d’accusations ?

Au moins deux attitudes sont possibles : la première, le repli défensif dans la forteresse de la liturgie , pour protéger celle-ci. Il ne reste qu’à sortir les munitions, fourbir les armes, attaquer l’ennemi. Cette position de contre-offensive risque cependant de ne pas atteindre l’objectif – celui de défendre la liturgie – et d’élargir encore plus le fossé entre ceux que Julien Harvey appelait, dans un article publié à l’occasion du centenaire de l’encyclique Rerum Novarum (1991) , les chrétiens liturgiques et les chrétiens sociaux . L’autre position, c’est le refus d’écouter de tels discours sous prétexte que ceux qui profèrent de semblables affirmations ne comprennent rien à la liturgie et aux sacrements. On se cantonne encore dans la forteresse de la liturgie , non pour attaquer mais pour attendre que l’orage passe. Mais, ce faisant, on risque de passer à côté de ce que ces reproches et ces accusations peuvent nous apporter : une remise en question et une redécouverte de la liturgie et des sacrements. Qui, s’il entendait réellement le réquisitoire d’Agnès, ne pourrait pas acquiescer intérieurement à l’une ou l’autre de ces affirmations ? Qui n’admettrait pas au moins que la liturgie, héritage reçu du passé, véhicule bien des images et des symboles qui semblent nous couper des préoccupations du monde contemporain ?

Une troisième voie

Plutôt que d’adopter l’une ou l’autre de ces positions, le repli apologétique pour défendre la liturgie ou le refus d’entendre des reproches pas tous injustifiés, je vous propose une troisième voie : regarder ce que la liturgie actuelle de l’Église nous propose. Dans le cadre limité de cet article, nous ne ferons pas le tour de la question ! Mais si je peux vous donner le goût de prendre votre Prière du temps présent, votre Missel romain ou Prions en Église pour essayer de lire les textes liturgiques d’un autre oeil, j’aurai atteint mon objectif. Et peut-être trouverez-vous vous-mêmes les mots pour entrer en dialogue avec toutes les Agnès que vous rencontrerez et pour bâtir ensemble des projets qui contribueront à rapprocher liturgie et combat pour la justice et la libération.

Le coeur de la liturgie

Le monde de la liturgie est vaste ! La liturgie eucharistique dominicale, les sacrements et leurs rituels, la liturgie des Heures constituent quelques-uns des pays de ce continent à explorer. Dans CÉLÉBRER LES HEURES, nous nous intéressons surtout à la prière de l’Église qu’est la liturgie des Heures. Pourtant, celle-ci ne peut être isolée des autres pays liturgiques .

Rappelons le mouvement fondamental de la liturgie des Heures, comme de toute liturgie : c’est le mémorial du Mystère pascal, sous toutes ses facettes : Passion, Mort, Résurrection, Ascension et Pentecôte. La liturgie des Heures, dans sa structure et son organisation (Office du matin et la résurrection ; Office du soir et la célébration du Christ, lumière du monde ; Complies et l’abandon à Dieu ; l’Office des lectures et la réception de la Parole et de la Tradition de l’Église), met le Mystère pascal au centre de la vie de l’Église, des croyantes et des croyants. L’organisation des heures comme l’année liturgique vécue au quotidien proposent un itinéraire à la suite du Christ. Relecture de l’histoire du salut, la liturgie nous fait entrer dans cette histoire et nous invite à la poursuivre aujourd’hui, tendus vers l’accomplissement du Royaume. L’eucharistie – particulièrement l’eucharistie dominicale – le célèbre ; la liturgie des Heures nous y fait entrer autrement, au quotidien.

La liturgie des Heures, comme toute la liturgie de l’Église, n’a pas à être améliorée par des thématiques sociales ou contemporaines pour passer mieux. La liturgie des Heures, comme toute la liturgie de l’Église, est louange de Dieu Père dans le Christ par l’Esprit et action de grâce pour son amour éternel et magnifique ; elle actualise le Mystère pascal dans l’aujourd’hui de l’humanité (le mot aujourd’hui revient souvent dans les prières et oraisons). À ce titre, elle est intercession pour les besoins des hommes et des femmes qui vivent l’aujourd’hui de Dieu à travers leur histoire. La liturgie est une rencontre dans le présent. Le salut, c’est maintenant.

La liturgie des Heures, comme toute liturgie, est tension entre des pôles en apparence contradictoires, mais nécessaires à la vie du chrétien et de l’Église : louange du Dieu Trine et éternel… qui se donne à connaître et à rencontrer dans l’histoire humaine ; tension entre prière personnelle et prière du corps ecclésial ; appel à la sanctification de l’humain et du monde et renvoi dans le monde pour y être avec le Christ signe de salut… Si on nivelle ces tensions, au travail dans toute liturgie en acte , on tue la liturgie.

La liturgie et notre vie

J’ai écrit plus haut que la liturgie n’a pas à être thématique. Cependant, je pense qu’il faut réfléchir en Église sur les possibilités de tisser plus étroitement le rapport entre la vie du monde et de la communauté et la liturgie. Cette réflexion doit se faire au nom de l’inculturation, mais aussi de la vérité de l’incarnation. Car la liturgie est toujours colorée par son rapport à l’histoire et au temps. Tendue entre le mémorial et l’attente eschatologique, la liturgie réalise aujourd’hui l’événement du salut en Jésus Christ. Ceci est spécialement vrai pour l’eucharistie, mais aussi pour la liturgie des Heures et les autres sacrements comme lieux où se construit notre identité comme chrétien et chrétienne. L’année liturgique (et avec elle la liturgie des Heures) est une sorte de sacrement . À travers tout son parcours, de l’Avent à la fête du Christ-Roi, elle fait vivre cette histoire de salut du Christ en faisant le lien entre : l’Ancien Testament et le Nouveau ; le Christ et sa manifestation dans l’histoire ; la Pâque d’Israël, la Pâque du Christ et notre propre Pâque ; l’itinéraire du Christ et de ses disciples qui se poursuivent à travers l’histoire de l’Église et l’histoire de la communauté célébrante. Les temps forts de l’année liturgique – l’Avent, le Carême, le Temps pascal – comme le temps ordinaire, balisent l’itinéraire spirituel des croyantes et des croyants comme des communautés pour les insérer dans cette histoire de salut et la poursuivre. Ces couleurs propres de l’année liturgique permettent aux personnes et aux communautés qui célèbrent la prière des heures de vivre leur temps à la lumière du Mystère pascal et, dans un constant mouvement d’aller et retour, d’interpréter leur vie et de re-situer leurs amours et leurs travaux dans la logique du projet de salut de Dieu.

Cette structure fondamentale – le Mystère pascal actualisé dans l’aujourd’hui de l’humanité – nous donne une grille pour comprendre toute liturgie et pour bâtir des célébrations enracinées . La liturgie ne prend pas position pour un parti ou pour une cause. Pourtant, rien de ce qui est humain ne lui est étranger. Mémorial du Christ mort et ressuscité pour que nous mourrions et ressuscitions avec lui, elle veut entraîner toute l’humanité dans ce continuel passage de la mort à la vie. C’est pourquoi la lutte pour un monde meilleur, le combat pour la justice, la dénonciation de l’oppression la concernent. On peut donc y chanter Si la colère t’a fait crier justice pour tous, tu auras le coeur blessé. Alors tu pourras lutter avec les opprimés. Avec le pauvre, on peut crier à Dieu : Qu’il soit la forteresse de l’opprimé, sa forteresse aux heures d’angoisse. (Psaume 9A, Office des lectures, Lundi I) C’est pourquoi la liturgie demande à Dieu d’ouvrir nos coeurs à la solidarité et à l’engagement avec les plus pauvres : Toi qui entends le cri du malheureux, garde-nous d’être sourds aux appels de détresse. (Intercession de l’Office du soir, Samedi III)

Une réflexion à poursuivre…

Notre troisième voie ne donnera pas à Martin tous les arguments pour répondre à Agnès. Mais peut-être y trouvera-t-il des pistes pour l’amener à mieux comprendre ce qu’est la liturgie et la prière des Heures. Ceci fait, il restera encore beaucoup à construire. Il faudra entre autres se demander comment réduire l’écart entre le langage de la liturgie et le langage d’aujourd’hui, écart qui contribue largement à créer l’impression d’une liturgie décollée du réel et sourde aux problèmes contemporains. Mais ça, c’est une autre question qui mériterait aussi réflexion…

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