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Méditation chrétienne,

Responsable de la chronique : Yves Bériault, o.p.
Méditation chrétienne

Réflexion sur la compassion

Imprimer Par Henri Nouwen

Henri J.M. Nouwen est né aux Pays-Bas. Il a été ordonné prêtre en 1957. Après avoir enseigné la théologie à l’Université d’Utrecht, à Notre-Dame (Indiana), à Yale et à Harvard, il a choisi de vivre avec des personne handicapées mentales. Proche collaborateur de Jean Vanier, il est devenu le pasteur de l’Arche Daybreak à Toronto Il est l’auteur d’une quarantaine d’ouvrages de spiritualité dont plusieurs ont été traduits en français. Henri J.M. Nouwen est considéré comme l’un des guides spirituels les plus marquants de notre époque.

Nous avons tous, au plus profond de nous-mêmes, le sentiment d’être compatissants. Compassion et nature humaine sont, sous bien des aspects, étroitement liées. Et pourtant, si on creuse un peu ce mot, les choses deviennent plus ambiguës car compatir veut dire « souffrir avec ».

Être compatissant, c’est entrer avec l’autre là où il peine, là où il souffre. Mais on ne se précipite pas facilement là où des gens souffrent ; on essaie plutôt de rester hors d’atteinte. La plupart d’entre nous cherchent à éviter la souffrance plutôt que d’aller à sa rencontre.

Face à quelqu’un qui souffre terriblement, qui ne sait plus comment en sortir, ni s’il aura la force de continuer à vivre beaucoup plus longtemps, notre première réaction est de le réconforter, de l’encourager en lui disant que tout ne va pas si mal que ça et qu’il faut savoir regarder aussi le bon côté des choses. Immédiatement et presque automatiquement, nous cherchons comment réconforter cette personne et, ce faisant, nous nous éloignons du lieu de son mal. Il est extrêmement difficile d’être présent à une personne qui souffre. Car, quand quelqu’un nous parle de ses problèmes, nous pouvons les ressentir physiquement dans notre corps. On sent une tension nerveuse monter en soi, et on se demande ce qu’on va bien pouvoir dire quand l’autre arrêtera de parler. La compassion n’est donc pas toujours une réaction instinctive et naturelle. C’est une manière de vivre très difficillle.

Des être de compétition

[…] Nous sommes tous des êtres de compétition. Nous voulons marque la vie de notre empreinte, nous distinguer. De façon très subtile, sans le vouloir et même sans en avoir conscience, nous sommes toujours en compétition avec les autres. Nous nous comparons sans cesse. Ce que les autres pensent de nous nous tracasse. Avons-nous bien agi à leurs yeux ? Même quand nous nous dévouons dans un service quelconque, nous nous demandons si ce service surpasse celui des autres. Si nous aidons quelqu’un, le faisons-nous mieux qu’un autre ? Si nous nous efforçons d’obéir, notre obéissance est-elle supérieure à celle des autres ? Nous n‘arrivons jamais à nous débarrasser tout à fait de cet esprit de compétition.

Nous passons notre temps à nous demander qui nous sommes par rapport aux autres, si bien que nous n’admettons jamais tout que nous sommes semblables, et qu’il faut renoncer à cette différence pour aller là où nous sommes faibles avec les autres. La compassion n’est pas un des fondements de notre vie. On peut même se demander si elle est humainement possible, si elle ne va pas à l’encontre du sens même de notre existence, bas.e sur la compétition. Nous découvrons que nous sommes incapables d’être compatissants ou de fonder notre vie sur le désir de nous identifier à ceux qui souffrent. La compassion, dans son sens plénier, ne peut être attribuée qu’à Dieu

Un Dieu compatissant

C’est peut-être le message central de l’Évangile : Dieu, qui n’est d’aucune manière en compétition avec nous, est le seul qui puisse être vraiment compatissant. Celui qui est totalement autre, qui ne peut se comparer à nous, qui est radicalement différent, celui-là a pu devenir l’un de nous. Celui qui est tellement au-delà de nous n’a pas dû retenir jalouse­ment sa divinité, mais il a pu s’anéantir et devenir semblable à nous, entrer dans notre condition humaine d’une manière telle qu’il est devenu totale­ment homme et a expérimenté notre humanité plus pleinement et plus intimement que nous ne pourrons jamais le faire. Lui qui était totalement autre est devenu totalement semblable à nous. Lui qui n’entrait nullement en compétition avec nous a pu être pleinement compatissant. Lui qui n’avait jamais souffert a pu souffrir avec nous : telle est la bonne nouvelle du Nouveau Testament et de toute l’Écriture. Dieu n’est pas venu se mettre à notre place, prendre soin des pauvres, changer quelques petites choses ou réorganiser le monde. Dieu n’est pas venu pour dire : « je suis fort et vous êtes faibles, je vous soignerai, vous guérirai et m’occuperai de tous vos problèmes. » Non, la nouvelle, c’est que celui qui est venu n’est pas venu pour supprimer nos souffrances, mais pour les partager, pour y entrer, pour en devenir partie prenante. Voilà la Bonne Nouvelle ! Dieu est venu partager notre condition humaine, vivre, souffrir et mourir en homme.

Voilà ce qui constitue le cœur de la révélation chrétienne. D’une certaine façon, nous le savons déjà. Si nous nous rappelons les gens qui nous ont le plus marqués, les moments où nous avons ressenti réconfort et consolation, nous réalisons que ces gens n’étaient pas ceux qui nous donnaient toutes sortes d’avis ou de recommandations. L’ami vrai, celui qui réconforte, qui console, ne nous suggère pas d’aller voir un psychologue ou un psychiatre pour résoudre nos problèmes, même en proposant de payer la note. L’ami vrai est celui qui dit : « Je ne sais pas que faire pour t’aider mais tu peux être sûr d’une chose : je resterai avec toi. Je serai toujours là quand tu auras besoin de quelqu’un, n’importe où et n’importe quand. » L’ami vrai n’est pas celui qui a la solution, mais celui qui reste avec nous, même quand il n’y a pas de solution.

Il nous faut en prendre conscience pour saisir le sens profond de la révélation. Dieu n’est pas venu pour supprimer nos souffrances mais pour y entrer. La souffrance portée seul est très différente de celle que l’on partage avec un autre. L’anxiété, l’angoisse, la souffrance morale ou physique ne sont plus les mêmes quand on n’est pas seul à les porter, même si la douleur demeure. C’est dans l’incarnation que cette forme de réconfort devient le plus pleinement et le plus puissamment visible. Dieu nous dit: «Je suis avec vous toujours et partout. » II n’y a plus de souffrance humaine, que ce soit celle des petits enfants, des adolescents, des jeunes adultes, celle des couples, celle de ceux qui sont au chômage, celle de la maladie, des conflits familiaux ou même internationaux, il n’y a aucune souffrance sur terre qui n’ait été attirée pleinement dans le cœur de Dieu. Il n’y a rien d’humain qui ne soit divin; aucune lutte qui n’ait été expérimentée par Dieu. Voilà le grand mystère auquel nous sommes appelés à prendre part.

Dans l’Évangile, il y a un mot qui n’est employé que pour le Seigneur Jésus. Ce mot, utilisé douze fois, est un terme très fort qui signifie « ressentir quelque chose dans ses entrailles», «être saisi aux tripes ». Le terme grec se rattache à un mot hébreu utilisé dans l’Ancien Testament pour décrire Yahvé.Dieu ressent jusque dans ses entrailles la souffrance de son peuple. C’est une expérience intime de la souffrance, une expérience maternelle, c’est la souffrance de la mère qui ressent la douleur de ses enfants jusqu’au plus intime d’elle-même. Dieu nous est révélé comme une mère qui ressent la souffrance de son peuple. Ce même mot revient dans le Nouveau Testament pour caractériser Jésus. Quand Jésus vit la foule sans nourriture, il ressentit la faim jus­qu’au fond de lui-même. Quand il vit les aveugles et les lépreux, il ressentit leur lutte au plus intime de lui-même. Quand Jésus vit les paralytiques, il ressentit leur souffrance dans son cœur. Quand Jésus vit la veuve de Naïm quitter la ville avec son fils unique mort, il ressentit sa peine jusque dans ses entrailles. il tressaillit au plus profond de lui-même et fut remué jusqu’à la moelle. Quand nous lisons le récit des miracles, nous lisons d’abord que Jésus a ressenti la souffrance de ceux qui l’entouraient. Voilà l’événement important, ce n’est pas le changement qui survient après coup, mais ce premier événement capital : le Seigneur a éprouvé la souffrance de son peuple au plus intime de lui-même, dans son cœur, dans ses entrailles. Il a tressailli. Il a été remué. Des mots comme « il eut pitié », « il fut pris de compassion » sont faibles comparés au terme grec. Il était remué, secoué jusqu’à en trembler et, de ce tressaillement intérieur, une vie nouvelle a surgi. Jésus ressentait si profondément la souffrance, il tressaillait si profondément qu’il engendrait les gens à une vie nouvelle. Il était touché, et de ce mouvement intérieur et divin jaillissaient la guérison, la transformation.

Un ministère de compassion

Le verbe anglais to care {« prendre soin de » ) a la même racine que le mot « compassion » : c’est le mot celte cara qui signifie « pleurer avec », « entrer dans la souffrance ». Les mots care et « compassion » ont exactement le même sens. Et l’Évangile nous montre que c’est là notre vocation essentielle : être avec les gens là où ils souffrent. De là peut naître la guérison. Une des grandes tentations d’une vie de compétition, c’est d’être si préoccupé de guérir, d’apporter des changements, une innovation, que nous en oublions notre vocation première.

Ce n’est pas guérir mais prendre soin qui est notre première tâche, ou plutôt notre première vocation. Si la guérison n’est pas tout entière sous-tendue par le souci de la personne, elle peut faire plus de mal que de bien. Beaucoup de gens prétendument « gué­ris » sont meurtris à un niveau bien plus profond parce qu’ils n’ont pas été pris au sérieux. Si souvent, le souci de guérir peut entraîner une manière de faire brutale. Nous voulons obtenir un changement, nous sommes compétents, capables, nous avons fait des études de médecine, de théologie, nous avons acquis une formation, et maintenant que nous sommes spécialistes, nous voulons prouver que nous sommes capables. L’autre est mon patient, je vais le soigner et me sentirai fier de l’avoir fait, parce que je vais arriver à changer quelque chose en lui. Nous sommes uniquement préoccupés par ce que nous pouvons faire. Mais en y consacrant trop d’attention, nous risquons d’oublier d’être simplement là avec l’autre en sorte que la guérison puisse s’opérer.

Prendre soin est fondamental et guérir sans prendre soin peut devenir violent et faire plus de mal que de bien. On peut le constater dans notre monde, où nous sommes tous formés et spécialisés. Souhaitant montrer aux autres que nous avons notre domaine propre, nous avons tendance à faire entrer l’esprit de compétition dans les professions médicales. C’est pourquoi il est si important de rappeler sans cesse que notre vocation est de prendre soin. Quand cela devient notre préoccupation majeure, on peut alors découvrir des méthodes de guérison, auxquelles on n’aurait jamais pensé. Si on ne se concentre que sur le traitement et les médicaments nécessaires à la guérison, ce n’est plus la personne qui est au centre de nos préoccupations, mais la maladie. Si prendre soin est notre premier souci, si on accepte d’entrer avec l’autre dans la faiblesse et de l’écouter avec notre cœur, on peut découvrir tout un éventail de méthodes possibles pour le guérir. Beaucoup de gens ne sont capables de voir de nouvelles possibilités de guérison que lorsqu’ils sont avec d’autres qui leur permettent de voir la situation dans sa réalité. On peut penser que telle personne doit être abordée de telle façon, mais lorsque l’on se trouve face à elle, de nouvelles perspectives se dessinent, une nouvelle manière de guérir se fait jour.

Voilà le grand mystère. Si on ne se concentre pas uniquement sur le changement à opérer, mais qu’on entre avec l’autre dans sa faiblesse, de nouvelles possibilités apparaissent. Les gens ne seront peut-être pas guéris au sens étroit du terme, mais ils seront transformés, simplement parce qu’ils auront fait l’expérience de la compassion, parce que quelqu’un aura pris soin d’eux d’une manière très profonde. Si prendre soin est notre vocation essentielle, la guéri­son peut être reçue comme un don. Le malade et celui dont la profession est de soigner peuvent découvrir ensemble de nouvelles perspectives. Le simple fait d’être avec d’autres permet de discerner ensemble ces nouvelles possibilités. C’est alors que la guérison a commencé à se manifester. Non parce qu’elle était recherchée pour elle-même, mais parce qu’elle pouvait être reçue comme un don de Dieu pour lequel on pouvait rendre grâces.

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