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Cinéma d'aujourd'hui,

Responsable de la chronique : Gilles Leblanc
Cinéma d'aujourd'hui

Dramatiques pétrins : Ana Aribia, de Amos Gitai – Gemma Bovery, d’Anne Fontaine

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Ana Aribia, de Amos Gitai

Yael, une jeune journaliste, arrive à Jaffa, dans la banlieue de Tel-Aviv, pour interviewer les proches d’une femme décédée : une Polonaise rescapée de la Shoah, qui était venue s’installer dans ce quartier palestinien après avoir épousé un Arabe ; Hannah Klibanov se faisait appeler Ana Arabia (Je suis arabe).

Yael déambule entre les masures d’un mini-bidonville et recueille les témoignages de la famille, des voisins. Il y a Yussuf, le veuf, qui gagne 30 shekels (7.- frs) par jour en récupérant des déchets de chantiers : « Je ne cherche que Dieu, pas l’argent. » Il y a son fils Wallid, un pêcheur au chômage, sa fille Miriam, qui cultive un jardin dans cet univers déglingué, sa belle-fille Sarah, juive, qui est restée après la mort de son mari Jihad. Sont racontées des bribes de vie, des souvenirs épars, leurs histoires de couples perturbées par leur mixité arabo-juive.

Yussuf invite Yael à boire le thé avec ses voisins dans la cour. « Ça fait 300 ans qu’on vit ici », dit l’un, en manipulant son chapelet. « A l’époque du mandat britannique, il n’y avait pas de racisme, les gens se respectaient », regrette un autre, propriétaire d’un cheval et de quelques poules errant entre les carcasses de voitures. « Ma maison était toujours ouverte aux visiteurs, dit Yussuf, comme la maison d’Abraham. » Aucun ne souhaite quitter ce microcosme délabré pour aller louer, dans les immeubles modernes et impersonnels qui l’entoure, une « cage à lapins ».

Ana Arabia est sorti cet été en France alors que Gaza subissait depuis un mois les bombardements intensifs de l’armée israélienne. Deux mois avant, Amos Gitai, le réalisateur, s’interrogeait : « Qu’est-ce que nous, les cinéastes, pouvons faire ? Pas grand-chose, sinon ne pas nous livrer nous aussi à la surenchère en ne filmant que la violence. Nous pouvons insister pour montrer de petites îles, de petites enclaves de coexistence. C’est le projet d’Ana Arabia. » Projet louable s’il en est. Pour autant, proclamer « Je lance une bombe de paix ! » à la Mostra de Venise 2013, n’était-ce pas présumer de la puissance et de l’habileté de l’artificier ? Car quoi de moins cinématographique que des personnages qui (se) racontent ? Or c’est ce qui nous est proposé pendant ce plan-séquence de 81 minutes. Une (médiocre) pièce de théâtre aurait suffi.

La mise en scène est paresseuse : les entretiens sont systématiquement « en activité » (arrachant des herbes, pelant des patates, réparant une voiture, triant du linge). Et la désinvolture de Yael (Yuval Scharf), sa légère suffisance face à des personnages dépressifs, a quelque chose d’irritant : c’est un peu Bobo Girl chez les fantômes. Elle ne sait pas quoi faire de son corps. Quand elle prend des notes, on n’y croit pas ; quand elle se dit bouleversée, encore moins. Ana Arabia est le film d’un cinéaste conceptuel… à qui la Cinémathèque française a déjà érigé une statue en début d’année, en organisant une rétrospective et une exposition.

Gemma Bovery, d’Anne Fontaine

Martin Joubert (Fabrice Luchini) a été éditeur à Paris. Depuis sept ans, il vit avec sa femme et son fils dans le village normand de son enfance : « Changement radical. Un lieu où vivre est une affaire sérieuse. » Il a repris la boulangerie de son père et fabrique son pain en écoutant des émissions sur Flaubert, le grand écrivain de la région. « J’ai cru trouver ici, comme un tas de Parisiens aussi cons que moi, l’équilibre et la tranquillité. C’est raté. » Car un jour, un couple de Londoniens emménagent dans la maison voisine. Ils se nomment Gemma et Charles Bovery.

Il n’en faut pas plus au boulanger littéraire pour, se référant à l’histoire de Madame Bovary, interpréter les paroles et les gestes de Gemma, prédire ses liaisons, et craindre sa fin tragique. Martin ne se contente pas d’être voyeur : il entre dans le film qu’il se fait, devient jaloux et tente de tirer les ficelles romanesques à son avantage. « Je sais que ça peut paraître idiot, avouera-t-il finalement à Gemma, mais il y a un moment où la vie imite l’art. »

Gemma Bovery est l’adaptation d’un « roman graphique » (une BD avec moins de bulles). Lorsque Martin prête Madame Bovary à Mrs Bovery, il lui présente le roman comme « une histoire banale racontée par un génie. C’est devenu presque un archétype. »

Effectivement. Et l’on peut tout à fait être dénué de génie et créer quelque chose d’intéressant à partir d’archétypes. C’est peut-être le cas de la BD. Mais se contenter d’accumuler les stéréotypes et les clichés comme le fait la réalisatrice Anne Fontaine, ce n’est pas très créatif. En vrac : un village de carte postale ; un adolescent adepte de jeux vidéos et mauvais en maths ; une ex-James Bond girl (Gemma Arterton, plus avatar de Laetitia Casta que d’Emma Bovary) pour incarner la sensualité ultime ; une scène où la Galatée british apprend à pétrir la pâte à pain sous l’œil gaulois de son Pygmalion ; une autre où elle lui ordonne « Sucez-moi » pour guérir une piqûre d’abeille (cf. photo) ; des Londoniens fortunés, smarts et ultra-libéraux (« Ben oui, j’adore le fromage français, les vins français, c’est mal ? ») ; une Française qui épouse leur arrogance (Elsa Zylberstein, parfaite en snob ridicule).

« Ça a l’air vachement marrant », dit Gemma, quand Martin lui prête le roman. Le film aurait pu l’être… s’il avait été signé Woody Allen.

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1. Posy Simmonds, Gemma Bovery, Denoël 2012, 106 p. La bande dessinée a été commandée et publiée en 100 épisodes dans The Guardian à partir de 1997.

Patrick Bittar, Paris,
Réalisateur de films

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Cette chronique est présentée en collaboration avec la revue Choisir, une revue culturelle ouverte et d’inspiration chrétienne de la Suisse Romande.

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