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Témoins du Christ,

Responsable de la chronique : Marius Dion, o.p.
Témoins du Christ

Une mourante témoigne de sa foi

Imprimer Par Christiane Singer

Clip91Le 1er septembre, un jeune médecin annonce à Christiane Singer qu’elle a encore six mois au plus devant elle. Le 1e mars, Christiane Singer clôt le carnet de bord de ce long voyage. Voici quelques-unes de ses dernières pages (à partir du 31 janvier)

Mercredi 31 janvier

« Étiez-vous croyante avant d’être malade ? » me demande avec une lueur d’ironie dans l’œil une jeune sœur que j’aime aussitôt. Elle enchaîne : « Je remarque souvent que des gens se mettent à croire aussi longtemps qu’ils sont en danger, puis s’ébrouent aussitôt après et ça m’énerve ».

Je ris de bon cœur. « Compréhensible, sœur E. ! Tiens, une histoire pour vous faire sourire : un homme d’affaires couvert de chaînes d’or dans sa grosse voiture erre et vire autour d’un pâté de maisons. S’il rate ce rendez-vous capital, il est ruiné ! « Mon Dieu, implore-t-il, offre-moi une place où me garer et je quitte ma maîtresse, je prends ma femme deux jours en vacances, je rends visite à ma mère… » Soudain une voiture devant lui amorce, tous feux allumés, une manœuvre pour quitter sa place. L’homme radieux baisse en hâte sa vitre et crie vers le ciel : « Merci, Boss, j’ai réglé l’affaire, ne t’en occupe plus ! » Ca a certes une autre gueule d’aimer le ciel sans calcul ! Je vous l’accorde ».

Elle prend le temps de s’asseoir. « Et vous, répète-t-elle, étiez-vous croyante « avant » ?  J’étais enfant d’après-guerre, et d’aussi longtemps que je me souvienne, je pensais que Dieu avait besoin de moi, de nous, de notre aide pour réparer ce monde si meurtri. C’est Lui qui appelait fort dans ce monde de sourds alors que le refrain dans la bouche des gens était : « Prooofite de la vie » On nous disait : « Prooofite », la bouche pleine de cette première syllabe plus écœurante qu’une ventrée de crème double. (…) Et nous avons continué, Sœur E. et moi, notre dialogue jusqu’à ce que les sonnettes se déchaînent dans les couloirs. Quelle légèreté était dans l’air aujourd’hui ! Il n’y avait personne jusqu’au fond des galaxies, Dieu merci, pour se prendre au sérieux !

Mercredi 14 février

C’est la Saint-Valentin aujourd’hui. Le prêtre nous apporte à tous « une lettre d’amour de Dieu : J’ai tout mon temps pour toi, tu m’es précieuse, précieuse… » Une exquise initiative qui met un frisson d’internat dans les couloirs. Des patients en chemise de nuit blanche, la lettre en mains, lisent et relisent, s’attardent et rêvent. J’ai vécu plusieurs jours d’un bonheur quotidien. C’était inattendu.

Dimanche 18 février

Elle est indescriptible la qualité d’âme dans laquelle je baigne ! J’ai été couronné cette nuit. L a couronne d’épines. Si j’avais soupçonné que le plus déchirant des supplices était encore devant moi, la panique m’aurait prise. Mais j’ai survécu à la pire nuit jusqu’alors. Et savoir si j’ai connu des nuits déchirantes ! (…) Et pendant que j’écris en ce matin de résurrection du dimanche 18 février, l’accalmie est totale. A dix heures, la tempête est tombée. Il ne reste que le scandaleux mystère d’une richesse indicible. Le secret des secrets. La transmutation par excellence du Pire en Lumière. Je suis bouleversée par la délicatesse d’énergie vibratoire qui m’abrite. Et je connais depuis six mois du moins maintenant toutes les nuances de modifications chimiques dans le corps pour porter témoignage que celle que je vis là ne doit rien à la morphine ou à quelque analgésique.

Vendredi 23 février

« Seigneur, sois béni pour la vie de Christiane. Seigneur, sois béni pour Ta vie en Christiane ». Avec ces mots, la petite sœur Lucie prend congé tout à l’heure. Ces filles de l’Agneau sont bouleversantes de lumière. Il n’y a rien en elles de sirupeux ni n’édifiant ni de forcé. Tout perle d’elles comme d’une source intarissable. Ce qui m’étonne aussi est qu’elles aient toutes moins de trente-cinq ans, ici, dans leur petite communauté et s’auto-organisent dans la ferveur de leur jeunesse.

Lundi 26 février 

Nuit des coups de couteau dans le ventre. Nuit de détresse et d’insondable profondeur. Rien n’agit. Sinon la conscience que tout a une fin. Le point qu’atteint le vieux Salomon dans l’Ecclésiaste, oui je le touche. « Il enviait les morts déjà morts » Aucune phrase de l’Ancien Testament ne m’apparaît plus terrible. Et tout aussitôt, marchant main dans la main, la conscience folle que j’aime, que j’aime, que jamais l’amour n’a coulé de moi et en moi à pareils flots.

Et ce matin, la sœur G. me fait une toilette qu’elle ose appeler amoureuse tant elle me rend une peau, la sensation de me revêtir d’un corps. « Tu m’as coulé comme un fromage, tu m’as pétrie comme du pain ». Dieu fait femme, Dieu sous l’apparence de sœur G., Dieu paysanne et nourrice, mère et amante, me coule comme son fromage, me pétrit comme son pain. J’en pleure.

Jeudi 1e mars 2007

Derniers fragments d’un long voyage. Voilà. Le carnet de bord est clos. Le voyage – ce voyage-là du moins – est pour moi terminé. A partir de demain, mieux : à partir de cet instant, tout est neuf. Je poursuis mon chemin. Demain, comme tous les jours d’ici ou d’ailleurs, sur ce versant ou sur l’autre, est désormais mon jour de naissance.

Les six mois de vie que vous m’avez naïvement accordés le 1e septembre 2006, cher jeune docteur de Krems, je les dépose à vos pieds avec leur fruit le plus juteux : ces pages. Ma gratitude est totale.

J’ai reçu par ce livre le lumineux devoir de partager ce que je vivais dans ce temps imparti pour que la coque personnelle se brise’ et fasse place à une existence dilatée. Ce faisant, j’ai sauvé ma vie en l’ouvrant à tous, puisque toute vie, aussi longtemps qu’on la considère comme quelque chose de séparé et de « solide », se laisse égarer pour finir comme une paire de gants ou un parapluie dans la confusion des choses du dehors.

Il n’y a que perdre sa vie qui ait toujours le même visage : ne pas oser parier sur « l’homme intérieur », sur l’immensité qui nous habite. Ne pas oser l’Élan fou, l’Éros fondateur, ne pas plonger vers l’intérieur de soi comme du haut d’une falaise. J’ai plongé. J’ose le dire, oui, cul pardessus tête, j’ai plongé !  « Tu connaîtras la justesse de ton chemin à ce qu’il t’aura rendu heureux » (Aristote). Du fond du cœur, merci.

 

Christiane SINGER, Derniers fragments d’un long voyage. Albin Michel, 2007, 111… 136.

 

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