Robert ESCARPIT est né en France (Gironde) le 24 avril 1918 et il est mort le 19 novembre 2000. Écrivain et journaliste, professeur et sociologue, Robert Escarpit s’engage politiquement… Dans une œuvre littéraire abondante et variée, il a publié un petit livre « Lettre ouverte à Dieu », Collection « Lettre ouverte », Ed. Albin Michel, Paris, 1966, 155 pp. Nous lisons ici des extraits de sa première lettre à Dieu, datée de Bordeaux, 28 juin-7 juillet 1965 (pp. 13-23).
Vous, Monsieur, que l’on dit puissant, comment se fait-il que vous n’ayez jamais pu m’intéresser sérieusement au problème de votre existence ? Peut-être n’avez-vous jamais essayé. Peut-être mon opinion vous est-elle indifférente. Auquel cas nous somme quittes. Mais j’en doute. Si vous existez, il vous est certainement plus difficile d’ignorer mon existence que moi la vôtre. Une puce peut très bien vivre avec agrément sans prendre conscience de la montagne de chair qui la nourrit et éventuellement la tue, mais non le contraire. La piqûre pour la grosse bête est plus importune que la mort pour la petite.
Autrement, si minuscule que je sois à vos yeux, vous ne pouvez pas vous permettre de me considérer comme quantité négligeable. D’abord parce que je suis une peste, une véritable vermine. Je sème le désordre dans le petit coin de l’univers que vous avez si amoureusement et – soyons juste – si ingénieusement aménagé. Je désobéis, je touche à tout, je tue, je pense, je triche, j’espère contre toute vraisemblance, je pousse même la perversité jusqu’à deviner quelques-unes de vos intentions – pour les contrecarrer, naturellement.
Vous, tout ce que vous pouvez faire, c’est me renvoyer dans le néant par le chemin le plus rapide quand vous êtes bien disposé, avec quelques complications et raffinements (bien pauvres à côté de ceux que je sais inventer) quand vous êtes de mauvaise humeur. (…) Si je disparaissais de votre création, vous ne sauriez jamais pourquoi diable (excusez-moi) j’ai existé. Je ne le sais pas moi-même, il est vrai, mais pour une créature qui vit au jour le jour, cette ignorance est supportable. Je puis m’inventer des fins provisoires, des hypothèses de travail qui durent bien aussi longtemps que moi. Mais vous qui par définition vous devez de tout savoir, si vous tuez tous les hommes, il y aura quelque chose qui vous échappera définitivement et tout au long de votre éternité vous porterez le poids écrasant de cette question sans réponse.
Cela dit, ne croyez pas que j’essaie d’éluder les obligations que je vous ai. Que je croie ou non en vous n’a pas une importance capitale, mais le fait est que j’ai besoin de vous, ne serait-ce qu’à titre de bouche-trou. Vous qui êtes un être parfait, complet, achevé, étanche, vous ne savez pas ce que c’est que d’être ouvert aux deux bouts de sa vie sur la non-existence. Une vie d’homme est pleine de courants d’air, au point que c’en serait inviable s’il n’était possible d’évoquer votre présence rassurante aux endroits les plus menacés. Adieu, dieu merci, à dieu ne plaise, dieu sait, nom de dieu, à la grâce de dieu, vous êtes dans ma bouche toutes les fois que le vent du vide souffle un peu trop fort à travers la claire-voie de mon existence. C’est purement métaphorique, notez bien, mais cette confiance qu’on fait à votre nom n’en est pas moins touchante, ne croyez-vous pas ? Ce serait toutefois vous rendre un bien piètre hommage que vous réduire à ce rôle subalterne et formel. Vous valez mieux que cela.
Un jour mon ami Merleau-Ponty, en visite à Mexico, avisa la banderole que les étudiants de lettres avaient affichée sur leur faculté en réponse à une banderole provocatrice des étudiants de droit. « Oui, Dieu existe ! » proclamaient ceux-ci, « Non, Dieu n’existe pas ! » répondaient ceux-là. Sur quoi Merleau-Ponty hocha la tête en souriant et dit aux littéraires que la seule réponse valable est plutôt : « Quel dommage que Dieu n’existe pas ! ».
C’était faire presque la moitié du chemin vers ces croyants qui disent volontiers : « Quel dommage si Dieu n’existait pas ! » et en tirent argument pour tenter de convertir les infidèles. Toute la difficulté de la conversion est dans le passage du regret poli à la crainte rétrospective et rassurée. En effet beaucoup de gens pensent qu’un monde sans dieu est une chose plus triste, trop absurde et trop cruelle pour être possible, et cela leur paraît une raison suffisante pour croire en vous. On m’a souvent dit que si je me trouvais un jour dans une de ces situations atroces, insoutenables où nous place parfois la condition humaine – qu’elles soient d’ailleurs le fruit de votre ingéniosité, le produit du hasard ou le résultat de quelque jeu de forces que ni vous, ni moi ne soupçonnons – on m’a souvent dit que si je ne voulais point perdre la raison avant la vie, je n’aurais d’autres ressource que de croire en vous et de confesser votre toute-puissance.
C’est bien possible. C’est même probable. Il est probable également que si quelque accident me prive d’une jambe, je n’ai d’autre ressource pour ne point perdre l’équilibre que de m’en procurer une artificielle et de m’appuyer sur elle comme si elle était vraie. Cette conception orthopédique de la divinité n’est pas sans force et je lui accorde la même estime qu’à la conception anesthésique selon laquelle croire en vous aide à mourir.
Ce n’est que de l’estime. Moi, c’est autrement que j’ai besoin de vous parfois. Il m’est arrivé de voir la mort d’assez près et, à partir de ma modeste expérience, je crois pouvoir imaginer ce qu’est l’angoisse. Quand le moment viendra, j’ai l’impression que je pourrai m’en tirer tout seul – mal, mais tout seul. C’est dans la joie que vous me manquez. C’est dans la joie qu’il m’arrive soudain de sentir le poids d’un ciel vide.
Les connaisseurs, au cinéma, restent impassibles et cherchent ingénieusement à pénétrer la vérité du scenario, de la mise en scène, de la photographie, du montage et du jeu dramatique. Moi je marche, je ris, je pleure, je m’indigne, je m’exalte, j’entre dans l’écran et je refais le film à côté des personnages, parce qu’ils sont mes frères à deux dimensions. Il m’arrive même d’applaudir l’écran vide qui ne cache qu’un au-delà dérisoire d’échelles, de câbles et de plâtres mal blanchis.
De même quelquefois, par un beau jour perdu dans votre éternité, par un matin triomphant, par un soir mélancolique, par un de ces moments parfaits où les choses tombent en place comme les pièces d’un puzzle, une vague d’enthousiasme me soulève et l’envie me vient d’applaudir. Si ces applaudissements peuvent vous être agréables ou utiles, prenez-les sans façon. En fait de prières, c’est tout ce que je puis vous offrir.
Robert Escarpit se lit en allant au-delà de la surface de ses récits et de ses colères. Quelle foi pour écrire de si belles phrases, lisez la dernière page… je pense qu’aujourd’hui, il n’est plus pressé… qu’il a trouvé le destinataire de ce livre profond.