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Cinéma d'aujourd'hui

Littérature et cinéma : Deux manières de voir

Imprimer Par Guy Bedouelle

Un grand éditeur parisien vient de lancer une collection : l’amateur est invité à acheter un livre accompagné du DVD du film qui en est tiré. Parmi les premières propositions, Joseph Conrad, Jean Genet, Pierre Mac Orlan, Marguerite Yourcenar… L’idée est bonne et potentiellement inépuisable, tant les liens sont étroits et nombreux entre littérature et cinéma.

Les relations entre le 7e art et la littérature sont en principe à sens unique car le cinéma, à la recherche d’histoires à raconter, s’appuie sur l’écrit et non l’inverse. On peut penser à quelques exceptions d’écrivains cinéastes, dont il est difficile d’affirmer si l’un précède l’autre. Ainsi, Jean Cocteau joue-t-il entre ses propres pièces de théâtre et ses films. Marguerite Duras entremêle aussi les deux arts. Son œuvre littéraire doit beaucoup au découpage cinématographique, et ses films, en particulier par l’usage de la voix off, ont bien quelque chose de littéraire. Il y a un va-et-vient littéraire et cinématographique autour de India Song (1974) : inspiré de deux textes de Duras, ce film incantatoire devint ensuite un livre. Il y a même le paroxysme du Camion (1977) dans lequel Marguerite et Gérard Depardieu lisent autour d’une table un scénario qui parlerait d’un camion dans un paysage de Beauce ou d’ailleurs. Mais on verra ni le camion ni le paysage. On est alors en droit de penser qu’il ne s’agit là ni de littérature ni de cinéma, mais d’un objet artistique non identifié.

Des romans devenus films

D’habitude, les choses sont plus simples. Les réalisateurs s’emparent d’un roman qu’ils traduisent en scènes, en images et en dialogues, si possible avec des acteurs aimés du public. Les romans policiers, qui aussi sont de la littérature, sont les plus aptes à une transposition cinématographique, puisqu’ils fournissent un des éléments les plus précieux du cinéma : le suspense, comme par exemple chez Georges Simenon dont les courts romans ont été très utilisés.

La littérature romanesque anglaise du XIXe siècle ou d’un peu plus tard se prête également bien à cette adaptation, avec ses intrigues amoureuses sur fond de description sociale, comme c’est le cas pour les œuvres de Thomas Hardy, de Jane Austen ou de Charles Dickens. En France, Stendhal, Balzac, Hugo, Zola et même Flaubert sont les préférés des scénaristes. Chaque littérature nationale a ses classiques romanesques : pensons en Allemagne à Effi Briest (1974), le roman de Fontane que Fassbinder tourna, ou, en Italie, à Visconti avec Senso (1954) ou Le Guépard (1963). En Pologne, Wajda s’est inspiré systématiquement de toute la littérature nationale, jusqu’à affronter le défi que représente le roman en vers de Mickiewicz, Pan Taddeus (1999), tellement particulier que je ne crois pas que ce beau film ait été diffusé hors des frontières polonaises. Manoël de Oliveira fait la même chose pour la littérature portugaise, y compris avec les prédications du P. Vieira, un jésuite du XVIIe siècle…

Parfois, l’adaptation d’un texte ancien est située à l’époque contemporaine, ainsi fit Bresson avec quelques pages de Diderot (Les Dames du Bois de Boulogne, en 1945), ou plus récemment Christophe Honoré avec la Princesse de Clèves, dont les joutes amoureuses se déroulaient dans un lycée parisien (La Belle personne).

Bref, depuis l’emblématique Autant en emporte le vent, de Margaret Mitchell, une des premières superproductions, qui obtint l’Oscar en 1940, devenue film-culte pour les uns et « terriblement datée » pour les autres, littérature et cinéma s’enrichissent l’une l’autre. Il n’y a pas de doute en effet que le film ou le téléfilm suscite une curiosité de bon aloi pour les textes qui s’en inspirent. On ne peut que s’en féliciter et le constater rien qu’à voir les vitrines des libraires au moment de la sortie d’un film adapté d’un livre.

Deux voies, une voix

N’y a-t-il pas pourtant une irréductibilité de chacun de ces deux arts ? Si on le conçoit assez bien de la poésie, ne doit-on pas considérer que certains livres ne peuvent être transposés sans une perte de leur substance même ? Il ne s’agit pas en effet seulement de raconter une histoire avec des images, mais, sous peine de trahir l’œuvre originale, d’arriver, par des moyens totalement différents, techniquement bien plus lourds, à faire entendre un style, une voix, une manière – si on veut parler le langage de la peinture – à nul autre pareil, et qui, pour cela même, disent quelque chose d’unique. Je prendrais des exemples dans la littérature française en relevant quelques films où le réalisateur a pu, sans se renier, faire entendre la voix d’un écrivain.

Le cas de Claudel est particulier puisqu’il s’agit d’œuvres théâtrales. Mais précisément, le cinéma se voulant tout autre chose que du théâtre filmé, il fallait trouver une approche différente. Si Rossellini peut filmer en 1954 l’oratorio Jeanne au bûcher dont Honegger a composé la musique, c’est parce qu’il l’avait monté d’abord en spectacle lui-même avec un grand déploiement d’imagination. Pour l’Annonce faite à Marie, Alain Cuny, qui avait longtemps joué la pièce de Claudel, en fait le sujet d’un film en 1991. Son choix est radical : il s’agit d’une appropriation personnelle où abondent les images insolites et belles et où les acteurs, choisis pour leur physique, sont post-synchronisés avec des voix qui ne sont pas les leurs. Peut-être dira-t-on que c’est une autre œuvre, mais elle est magnifique et rejoint le propos de Claudel de l’intérieur ! Quant au Soulier de satin, avec ses différentes Journées et son texte surabondant, il ne semblait pas pouvoir être transposé à l’écran. Manoël de Oliveira a relevé le gant et a proposé en 1986 une œuvre qui dure presque sept heures : il a choisi l’artificialité du décor que Claudel semble induire de ses indications de scène, et des longs plans fixes, comme pour polariser l’attention sur la parole du poète et non pas sur les corps.

On sait que le génie de Proust est d’avoir, par le flux maîtrisé de sa phrase, fait entrer la littérature dans une ère nouvelle, où le récit est inséré comme dans une tapisserie ou comme dans une symphonie. Volker Schlöndorff s’est attaqué à Un amour de Swann (1984), honorable tentative qui ne captait rien du mystère proustien. C’était impossible, pensa-t-on. Et puis Raul Ruiz, en 1999, a osé s’en approcher dans Le temps retrouvé, par la fluidité de la caméra et les techniques visuelles, par les mouvements des acteurs et par une grâce exceptionnelle de la mise en scène.

Bernanos

Prenons enfin le cas de Bernanos, dont les romans transmettent quelque chose de l’affrontement chrétien avec le Mal. Plusieurs réalisateurs ont voulu assumer ce message. Bresson, tout d’abord, qui choisit avec le Journal d’un curé de campagne d’en transmettre la douleur et la joie. Bien que n’ayant pas encore fixé les règles exigeantes du « cinématographe », Bresson suit scrupuleusement le texte et accentue la dimension d’écriture, puisque le cahier d’écolier du jeune prêtre d’Ambricourt, et ce qu’il y compose devant nous, en est le fil conducteur. Déjà, c’est la rigueur du détail et le respect minutieux de l’œuvre qui permet la fidélité. On a là un exemple de cette symbiose possible de la littérature et du cinéma. Bresson fera de même avec Mouchette (1967) en choisissant la musique du Magnificat de Monteverdi pour faire jaillir une espérance du terrible drame de Bernanos.

Le Dialogue des carmélites (1960), tourné par Philippe Agostini et le P. Bruckberger, n’arrive pas à faire résonner assez profond la conscience déchirée de sœur Blanche de La Force. Et puis est venue l’adaptation de Sous le soleil de Satan (1987) par Maurice Pialat, qui a réussi à communiquer par ses paysages bouchés, par la lourdeur du personnage du prêtre que joue Gérard Depardieu, par le mystère de Sandrine Bonnaire qu’il avait découverte cinq ans auparavant, ce que l’écriture de Bernanos transmet du mal, de la solitude et de la foi.

Bien sûr, les plus difficiles des romans de Bernanos, La Joie, Monsieur Ouine, l’Imposture, n’ont pas été adaptés. Peut-être, en effet, certaines œuvres ne peuvent être transposées : pensons à Julien Green, à Julien Gracq, qu’il ne faudrait pas défigurer. Mais ce bref aperçu peut nous faire penser que cela n’est point le génie propre des deux manières de voir qui en est la cause, mais bien plutôt de n’avoir pas encore trouvé de cinéaste qui puisse l’intégrer dans son univers et en faire à son tour une œuvre d’art à la fois originale dans la facture et fidèle dans l’esprit.

Guy-Th. Bedouelle o.p., Angers (F)
Recteur de l’Université catholique de l’Ouest

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