Ne rêve pas de l’au-delà : le Paradis est déjà en toi !
À l’heure où Jésus passait de ce monde à son Père, il leva les yeux au ciel et pria ainsi : « Père, l’heure est venue. Glorifie ton Fils, afin que le Fils te glorifie. Ainsi, comme tu lui as donné autorité sur tout être vivant, il donnera la vie éternelle à tous ceux que tu lui as donnés. Or, la vie éternelle, c’est de te connaître, toi, le seul Dieu, le vrai Dieu, et de connaître celui que tu as envoyé, Jésus Christ.
« Moi, je t’ai glorifié sur la terre en accomplissant l’oeuvre que tu m’avais confiée. Toi, Père, glorifie-moi maintenant auprès de toi : donne-moi la gloire que j’avais auprès de toi avant le commencement du monde. J’ai fait connaître ton nom aux hommes que tu as pris dans le monde pour me les donner. Ils étaient à toi, tu me les as donnés, et ils ont gardé fidèlement ta parole. Maintenant, ils ont reconnu que tout ce que tu m’as donné vient de toi, car je leur ai donné les paroles que tu m’avais données : ils les ont reçues, ils ont vraiment reconnu que je suis venu d’auprès de toi, et ils ont cru que c’était toi qui m’avais envoyé.
« Je prie pour eux ; ce n’est pas pour le monde que je prie, mais pour ceux que tu m’as donnés : ils sont à toi, et tout ce qui est à moi est à toi, comme tout ce qui est à toi est à moi, et je trouve ma gloire en eux. Désormais, je ne suis plus dans le monde ; eux, ils sont dans le monde, et moi, je viens vers toi. Père saint, garde mes disciples dans la fidélité à ton nom que tu m’as donné en partage, pour qu’ils soient un, comme nous-mêmes. »
COMMENTAIRE
Pour beaucoup d’entre nous, l’avenir a souvent les horizons bien sombres d’un ciel d’orage. Pour échapper au chômage, à toutes les formes d’exclusion, à la maladie annoncée, à la solitude, on est tenté de refuser ce monde pour se réfugier dans un autre ou, à la façon du Petit Prince, de rêver d’un monde meilleur, plus ensoleillé, plus humain. Les chemins d’évasion ne manquent pas : si certains jouent au loto, d’autres s’enfoncent dans l’impasse de la drogue ou de l’alcool. Il y a aussi ceux qui trouvent refuge dans des sectes de toute sorte ou rêvent d’être conduits aux « frontières du réel ». Et puis, il y a ceux qui fuient par le suicide… Et nous, chrétiens, sommes-nous aussi tentés de rêver d’un paradis, d’un ciel ou d’un nirvana qui nous ferait échapper au réel trop dur à vivre ?
Dans la première partie de la grande prière qu’il adresse au Père, juste avant son arrestation et sa passion, Jésus parle de vie éternelle. Il ne s’agit pas ici de s’évader du réel puisque la passion et la mort de Jésus sont imminentes. Jésus ne nous offre pas un passage secret facile et miraculeux vers un au-delà refuge. Sa mission est de nous révéler le visage de Dieu, son Père, de nous faire connaître Dieu. « La vie éternelle, dit Jésus, c’est de te connaître, toi, le seul Dieu, le véritable Dieu. »
Jésus est le seul à pouvoir nous faire découvrir ce visage du Père. Il est notre chemin vers ce visage : « Nul n’a jamais vu Dieu, le Fils unique, lui, nous l’a fait connaître » (Jn 1,18). Notre au-delà, notre vie éternelle, c’est donc un visage : celui du Père. C’est vers ce visage que toute notre existence est orientée, tendue. Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus (et de la Sainte Face) écrivait : « Ta face, Seigneur, est ma seule patrie ! ». Être croyant c’est vivre en quête incessante de ce visage. Notre vie quotidienne peut devenir un chemin de pâque si nos yeux découvrent, comme le curé de campagne du roman de Bernanos, que « tout est grâce » dans nos vies, que tout événement ou rencontre peut être reçu comme un clin d’œil de Dieu.
Car la vie éternelle n’est pas simplement promise pour l’avenir, pour l’au-delà de notre mort. Elle est déjà semée en nous ; elle est enfouie dans notre pâte comme du levain (Mt 13,33 ; Lc 13,21). Notre humanité est déjà porteuse de la vie de Dieu. Notre foi est donc tout autre chose qu’une attente passive d’un au-delà meilleur. Elle est une invitation intérieure à vivre en communion avec Dieu, dans cette mystérieuse intimité qui unit Jésus au Père, telle qu’elle transparaît dans la suite du passage de l’évangile de ce dimanche : « Comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi, qu’eux aussi soient en nous » (Jn 17,21).
Ainsi, la vie éternelle, c’est d’être conduits et accueillis en Présence de Dieu. En d’autres termes, c’est d’exister aujourd’hui, demain et toujours, en face à face intérieur avec Dieu. Si Jésus est venu parmi nous, c’est pour rendre possible cette solidarité profonde entre nous et le Père. Car cette vie éternelle que Jésus donne à tout homme et qui permet de tout vivre en communion avec le Père s’appelle l’Esprit Saint. C’est lui qui sème en nous le désir de connaître le Père. La vie ne peut être chrétienne que si elle est « spirituelle », c’est-à-dire si elle est une vie dans l’Esprit Saint, dans ses dimensions tant personnelle que communautaire. « Heureux êtes-vous puisque l’Esprit de gloire, l’Esprit de Dieu repose sur vous » écrit saint Pierre dans la deuxième lecture (1 P 4,14).
Ainsi, l’Esprit Saint nous rejoint au plus intime de nos êtres pour réaliser cette communion secrète mais véritable entre nous et le Père. N’est-ce pas cela le salut ? L’œuvre de l’Esprit qui ouvre, à l’intérieur de nous-mêmes, un au-delà de nous-mêmes, quelle que soit notre situation de détresse ou de joie. Réjouissez-vous, nous dit Pierre, même si vous êtes éprouvés ou en difficulté, car l’Esprit de gloire repose sur vous. Dans la foi, nous savons que l’Esprit de gloire s’est infiltré au-dedans de nos vies fragiles et éprouvées et qu’il y est à l’œuvre. L’Esprit a semé en nous la vie éternelle. La foi ne consiste donc pas à attendre passivement un au-delà meilleur où tous nos problèmes seront résolus ; elle transforme plutôt notre vie ordinaire en vie éternelle car l’essentiel de notre vie ordinaire consiste à accueillir l’extraordinaire de la Présence divine.
Chaque fois qu’un geste d’amour et d’accueil de nos frères trouve place dans nos activités quotidiennes, chaque fois que nous accueillons la Présence du Père dans la prière, nos petites histoires ont des saveurs d’éternité. Tout passera de ce monde… Seul l’amour est éternel (cf. 1Co 13,8). Ainsi, l’éternité de Dieu est semée dans nos vies passagères, mais nous n’en avons guère conscience et nous vivons au quotidien comme si nous n’étions pas croyants. Angélus Silésius, un mystique du 17e siècle, nous avertit : « Homme, si le paradis n’est pas d’abord en toi, Crois bien que jamais tu n’y entreras ».
Dans nos plus modestes vies humaines, fécondées par l’Esprit Saint, peut se révéler cette invisible Présence. L’Esprit Saint réalise ce miracle de la germination d’un Royaume de communion au milieu d’un monde sans cesse menacé par les égoïsmes et les individualismes. C’est dans ses disciples que le Ressuscité est présent au milieu du monde et cela, grâce à l’Esprit qui repose sur chacun d’eux : « Je prie pour eux et je trouve ma gloire en eux. Désormais je ne suis plus dans le monde ; eux, ils sont dans le monde… »
L’Église n’a pas d’autre sens que d’être sur cette terre, au cœur de l’humanité, le signe de cette Présence active et féconde de l’Esprit Saint, le signe que la vie éternelle y est déjà semée. Nous n’avons donc pas à rêver d’une vie éternelle future mais à accueillir la Présence de l’Esprit Saint dans nos humanités blessées. Ne cherchons donc pas à nous évader de ce monde car c’est bien là où nous sommes que l’Esprit du Ressuscité nous rejoint et fonde un monde nouveau. Que ton Esprit-Saint, Seigneur, sème aujourd’hui en chacun de tes disciples ta vie nouvelle et qu’il nous entraîne chaque jour, au-delà de nous-mêmes, sur des chemins de Pâque, vers le face à face éternel.
Frère François-Dominique CHARLES, o.p.