Les choses du monde sont pour notre esprit des objets que nous essayons de connaître et de comprendre. Mais Dieu n’est pas un objet comme ceux-là. Si Dieu était regardé comme un objet que nous essayons de connaître, Dieu ferait partie du monde et ne serait plus du tout Dieu. Dans le langage de saint Thomas, Dieu n’appartient à aucun “genus” (Summa theologiæ, Ia, 13, 5), que ce soit celui des objets, des êtres ou des personnes. Dieu n’est pas «ce que» nous cherchons à connaître et à comprendre, mais plutôt «ce grâce à quoi» nous connaissons et comprenons.
Les anciens maîtres chrétiens prenaient l’image de la lumière : la lumière, disaient- ils, n’est pas «ce que» nous voyons, mais «ce grâce à quoi» nous voyons. D’après les anciens, notre quête de la vérité participe de la Lumière divine, nos diverses façons d’aimer participent de l’Amour divin, et l’élan créateur en nous est une participation à la Vie divine. Le Dieu trinitaire est ici le mystère de grâce qui rend possible l’humanité.
Quand j’ai écrit Man Becoming, comme le titre l’indique, je ne connaissais pas la réflexion théologique féministe. Avec un peu de recul, cependant, je vois bien qu’en partant de l’immanence créatrice et rédemptrice de Dieu, nous nous représentons Dieu comme la matrice de notre existence, comme la puissance qui nous fait naître et grandir, ce qui nous permet d’en finir avec l’image patriarcale de Dieu, souverain céleste. Pour Thomas d’Aquin, Dieu était «l’être subsistant en soi», «le moteur immobile » et «l’acte premier », autant d’images qui peuvent ne pas nous plaire à cause de leur caractère abstrait, mais qui n’avaient rien de patriarcal. Ici, l’être de Dieu fonde et soutient tous les êtres, il les fait progresser vers leur épanouissement. Le Dieu qui transparaît dans ce langage aristotélicien est un mystère d’enfantement, la puissance de la parturition qui pénètre l’univers de part en part.
Pourquoi la présence rédemptrice de Dieu dans l’histoire prend-elle autant d’importance pour moi dans ce livre qui traite de la nouvelle façon de concevoir la mission de l’Église dans le monde? Il me faut ici faire l’aveu de mes convictions profondément augustiniennes : le bien que nous faisons est avant tout le bien que Dieu fait en nous. J’ai toujours été profondément impressionné par le combat d’Augustin contre l’optimisme de Pélage au sujet du pouvoir de la volonté et de notre liberté de choisir le bien. Je me rappelle le malaise qu’éveillaient en moi tant de sermons dominicaux où le prédicateur exhortait ses ouailles à multiplier leurs efforts pour faire le bien, transformant du coup la Bonne Nouvelle en une série d’exigences que Dieu nous imposerait.
Après avoir subi un de ces sermons, je me précipitais à ma chambre au monastère, prenais sur la tablette mon recueil de textes ecclésiastiques et relisais les actes du deuxième concile d’Orange (au VIe siècle), qui enseignaient que c’est Dieu qui a l’initiative dans la foi et dans toutes les bonnes oeuvres que nous faisons, dénonçant du même coup la confiance indue envers le pouvoir de la volonté humaine.
Quand nous passons des ténèbres à la lumière, de l’égoïsme à l’amour d’autrui, du ressentiment au pardon, du cynisme à la gravité morale, de l’indifférence au souci de la justice, des blessures causées par notre héritage de péché à l’ouverture, à la liberté et au dépassement, c’est chaque fois la grâce de Dieu qui agit en nous. Le combat social pour la justice, les mouvements pour la libération, les efforts pour protéger la terre, l’aide aux réfugiés et aux plus faibles… autant de gestes suscités par la grâce de Dieu, même s’ils n’échappent pas complètement à l’ambiguïté de la condition humaine.
Voici un passage de la conclusion de mon livre Religion and Alienation, dans lequel j’entreprends d’élaborer une théologie critique, d’examiner les conséquences politiques de la foi chrétienne et de promouvoir l’engagement chrétien pour la transformation du monde. Tout en mettant l’accent sur l’action, j’évite de m’en remettre au seul pouvoir de la volonté :
Dans la perspective chrétienne, action égale passion. Nous voyons en même temps que nous sommes éclairés; nous agissons, mais nous nous sentons aussi poussés à intervenir; nous aimons en étant sauvés de l’égoïsme et nous nous ouvrons aux autres dans la solidarité en recevant la liberté.
La présence rédemptrice de Dieu dans l’histoire intérieure pour franchir une frontière après l’autre. Chaque pas vers une plus grande humanisation est dû à une expansion du renouveau de vie de la grâce en nous. Nous sommes vivants du fait d’une puissance qui nous transcende. (Gregory BAUM, Religion and Alienation, New York, Paulist Press, 1975, p. 291.)
La théologie de la présence de Dieu est parfois mal comprise. Certains théologiens ont estimé que cette théologie n’établit pas une distinction adéquate entre le profane et le sacré. Ils y perçoivent un «horizontalisme» qui négligerait le «verticalisme» du rapport entre Dieu et les gens. Ils souhaitent distinguer entre le combat quotidien de l’existence humaine séculière (l’ordre naturel) et la vie spirituelle (l’ordre surnaturel) qui nous devient accessible quand nous nous retirons des préoccupations terrestres pour nous tourner exclusivement vers Dieu. Pour ces théologiens, l’histoire comme telle n’a pas de valeur salvifique : elle n’est qu’un terrain d’exercice pour une vie supérieure dans le présent et pour la vie éternelle dans l’âge à venir. C’est ainsi, me semble-t-il, que nous envisagions l’existence chrétienne avant d’être secoués par le renouveau théologique qu’a validé Gaudium et spes. Désormais, nous reconnaissons que l’existence terrestre des êtres humains est en fait le lieu du don que Dieu fait de lui-même en arrachant les gens au péché et en leur permettant de vivre une vie d’amour, de justice et de paix.