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Cinéma d'aujourd'hui,

Responsable de la chronique : Gilles Leblanc
Cinéma d'aujourd'hui

Départs : PLUS TARD TU COMPRENDRAS, d’Amos Gitaï; et 35 RHUMS, de Claire Denis

Imprimer Par Guy Bedouelle

PLUS TARD TU COMPRENDRAS

Le dernier film d’Amos Gitaï, réalisateur israélien, se déroule en France de nos jours. Plus tard tu comprendras est l’adaptation du roman autobiographique de Jérôme Clément, président d’Arte France. La première scène est emblématique de ce dédoublement d’une fiction fondée sur la réalité : Victor Bastien, le personnage incarnant l’auteur, se trouve devant le mur où sont inscrits les noms des victimes françaises de la Shoah à Paris ; en arrière, on aperçoit un couple qui essaie également de déchiffrer des noms. Il s’agit de Jérôme Clément et de sa sœur Catherine, les véritables protagonistes. Rendant les choses plus complexes encore, Catherine Clément, philosophe et romancière, vient elle-même de publier un livre sur sa propre vie.i Elle y prend quelque distance sur certains points de vue de son frère et raconte le tournage du film dans lequel une actrice joue son rôle…

Jérôme Clément a bâti son récit sur une constatation à la fois simple et intrigante : pourquoi sa mère ne lui a-t-elle jamais parlé de sa propre famille, et cela pendant quarante ans ? Il lui a fallu d’abord découvrir qu’il y avait un silence, et ensuite mesurer ce qu’il cachait. Dès lors, le film prend, lui aussi, l’aspect d’une enquête dans les papiers de famille, puis dans les archives publiques. Au cours du repas hebdomadaire qu’il prend avec sa mère Rivka, interprétée par Jeanne Moreau, Victor tente de l’interroger. Aux petits soins de son fils chéri, Rivka doit sans cesse se lever pour aller chercher quelque chose, esquivant avec brio les graves questions qu’il pose.

Soutenu par sa femme, accompagné de ses deux enfants, des adolescents dont le rôle a été confié par Gitaï à un garçon juif et une jeune Palestinienne, Victor se rend dans le village où s’étaient cachés ses grands-parents maternels pendant l’occupation allemande. Dans l’ancienne chambre d’hôtel, il demande à rester seul. Le cinéaste change alors de style et, en une scène audacieuse de retour en arrière, nous fait voir un couple dansant, étroitement enlacé dans un bonheur rendu intense par sa fragilité même. Puis c’est l’arrestation et le départ vers l’inconnu, vers l’horreur, traité de façon presque onirique.

Le film revient alors à la période contemporaine. Rivka, le jour de Kippour, emmène ses petits-enfants à la synagogue. Tandis que le chantre entonne la lamentation, elle leur confie son secret sous la forme de l’étoile jaune qu’elle avait dû porter, signe d’opprobre devenu symbole de fierté. A la mort de Rivka, son départ à elle, le cinéaste se permet une charge ridiculisant un jeune rabbin orthodoxe, voulant sans doute faire écho à Kadosh (1999) qui dénonçait le judaïsme traditionnel.

La fin du film retourne au style documentaire et même didactique, expliquant les démarches à effectuer pour l’indemnisation des familles juives françaises ayant eu des membres déportés, rendue possible par la reconnaissance de la responsabilité de l’Etat.

Plus tard tu comprendras mêle donc les genres, peut-être pour instruire sans ennui, émouvoir sans emphase. Jérôme Clément a lui-même avoué son trouble et sa difficulté à accepter que le film ne soit pas reconstitution mais interprétation, pointant par là la différence majeure entre la littérature, qui laisse à chacun le soin d’imaginer ou de se souvenir, et le cinéma, qui incarne ses personnages et impose leurs visages.

35 RHUMS

Claire Denis choisit elle aussi souvent d’insérer une fiction dans un milieu dont la description précise donne paradoxalement une force poétique au film. Ainsi J’ai pas sommeil (1994), inspiré de l’affaire Paulin, devenait, à travers le monde de la drogue et de la prostitution, une interrogation sur le mal. On se souvient aussi de Beau travail (1999), situé dans le cadre de la Légion étrangère.

35 Rhums se déroule dans le milieu des conducteurs de RER de la banlieue parisienne, en grande majorité des Antillais. Lionel est l’un d’eux, taciturne mais solide et plein de conscience professionnelle. Il vit avec sa fille, vive, attentionnée, qui s’occupe du foyer dont la mère est absente. L’affection qu’ils se portent leur suffit, et ils ne voient guère la quête d’amour mal dissimulée par ceux qu’ils côtoient.

Claire Denis a voulu réinterpréter le célèbre film du cinéaste japonais Yasujiro Ozu, Printemps tardif (1949), en lui empruntant cette intrigue d’une grande simplicité. La cinéaste arrive à donner à son œuvre le même lyrisme et la même nostalgie du temps qui passe et des départs inéluctables. Elle décrit d’abord l’attachement d’un homme à son métier, silencieux dans la cellule de son train, et arrive à transfigurer par la caméra les bruits, le rythme des lignes qui se croisent et se recroisent, jusqu’à la beauté nocturne des immeubles illuminés, si laids en plein jour. Il y a l’attachement à ses camarades et aux petits verres de rhum des beuveries programmées. Il y a surtout Joséphine, dont il ne pense même pas qu’elle devra le quitter.

Mais vient le temps des départs. La retraite que son camarade avait tant désirée et qui ne fait que lui révéler que sa vie était là. Le rêve d’Amérique du jeune voisin, las d’attendre que Joséphine veuille bien le regarder. Le départ vers l’Allemagne pour se pencher sur la tombe de la mère absente. Le départ, enfin, de la jeune fille, car il convient, un jour, de quitter le foyer de l’enfance. Tout cela, annonciateur d’un autre départ.

Avec une grande liberté et le sens d’une âpre beauté, Claire Denis nous fait méditer sur la condition humaine.

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