«Il n’est point de richesse plus grande qu’une vie offerte.» Antoine lisait et relisait la phrase. Chaque lecture augmentait son étonnement. Comment pouvait-on s’enrichir en se séparant de quelque chose. Ne fallait-il pas, au contraire, accumuler pour devenir riche? Tout lui semblait paradoxal dans cette phrase, mais il sentait confusément au fond de lui-même une attirance. Comme le désir de jouer le jeu, oser donner, oser se donner.
Son métier de vendeur l’avait bien formé. Antoine savait convaincre le client. Il connaissait les mots qui charment et qui font fléchir celui qui hésite. Il savait éveiller le besoin qui dormait paisiblement au fond de la vieille dame. Il maniait habilement son plaidoyer auprès du sceptique.
Jour après jour, le cadre du magasin, l’atmosphère, la réussite avaient développé chez Antoine la confiance en soi, le désir de gagner, une certaine compétition avec les autres vendeurs. Tout le rendait sûr de lui-même. Satisfait.
Mais voilà que Claudine venait d’entrer dans le décor d’Antoine. Un coup de foudre, des éclairs, du tonnerre au fond de lui-même. Une femme venait de le bouleverser. L’aiguille de son sismographe intérieur enregistrait les mouvements désordonnés de son coeur. Antoine avait eu quelques amourettes auparavant. Mais, chaque fois, le vendeur se transformait en chasseur. Il cherchait, fascinait, attrapait… pour le plaisir de faire des conquêtes. Et il prenait pour de l’amour ce qui n’était en fait qu’une forme déguisée de son métier de vendeur. Avec Claudine, tout basculait. Le vendeur oubliait ses stratégies, les lois de la persuasion, l’art de convaincre.
Devant Claudine, Antoine ne réussissait pas à cacher son jeu. Il ne cherchait même pas à le dissimuler. Timidement, gauchement aussi, il apprenait les mots, les gestes, les regards qui désarment parce qu’ils sont eux-mêmes désarmés. Les amoureux n’apprivoisent que parce qu’ils se laissent eux-mêmes apprivoiser.
Au lieu de vendre ou d’acheter, Antoine apprenait à donner, à se donner lui-même. Il découvrait petit à petit, qu’il faut accepter de se perdre pour aimer vraiment. Car l’amour demande de s’exposer, de se rendre vulnérable. Ne dit-on pas de l’amoureux qu’il a un faible pour sa bien-aimée? Aimer quelqu’un, n’est-ce pas d’abord reconnaître en soi une pauvreté, un coin désert au fond de soi qui souffre de ne pas être habité, exploré, découvert?
Cela ne voulait pas dire qu’Antoine allait perdre sa personnalité et son autonomie. L’amour ne demande pas la négation de soi. Au contraire, Antoine devait rester lui-même pour Claudine. C’est lui qu’elle allait aimer. L’amour ne fait pas disparaître. Au contraire, il expose, il fait sortir de soi, il affirme, il fait se dépasser. Claudine devenait pour Antoine un sens à sa vie, une raison de vivre, un bonheur inédit. À cause de Claudine, Antoine découvrait ce qu’il était vraiment et ce qu’il était en train de devenir. Il trouvait sa place dans l’univers.
L’amour allait unir les deux tourtereaux. Des liens, des attaches, mais les chaînes de l’amour ne sont faites que de liberté. Personne ne peut aimer par obligation. Il n’y a que les gens libres qui parviennent à aimer. Depuis qu’il aimait Claudine, Antoine se sentait des ailes. L’amour l’envoûtait sans qu’il se sente lésé, brimé dans sa liberté. Il était prêt à donner du temps à Claudine parce qu’il aimait la retrouver, vivre en sa présence. Le reste avait moins d’importance.
L’idylle entre Claudine et Antoine est merveilleuse. Trop merveilleuse, penseront ceux qui ont été blessés par l’amour. Les amours, même les plus grandes, n’évitent pas les obstacles. Les vies les plus ensoleillées enregistrent aussi des tempêtes. C’est inévitable. Le bonheur d’Antoine peut ne pas convaincre les sceptiques. Selon eux, Antoine a perdu son indépendance. Donc, il a tout perdu. Mais le repli sur soi, est-ce vraiment un gain, une richesse, un bonheur?
À toutes les Claudine qui lisent ce billet, à tous les Antoine, je dis: croyez en vos amours, acceptez-en les risques, relevez le défi de vous rendre heureux l’un par l’autre. Osez. Il y a plus de joie à aimer qu’à se garder frileusement pour soi.