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Redemptor hominis

Imprimer Par Lettre encyclique de Jean-Paul II

A ses frères dans l’episcopat
aux prètres
aux familles religieuses, a ses fils et filles dans l’Église
et a tous les hommes de bonne volonté
au debut de son ministère pontifical

Bénédiction

Vénérables Frères, chers Fils,
salut et Bénédiction Apostolique!

I. HERITAGE

1. Au terme du deuxième millénaire

LE RÉDEMPTEUR DE L’HOMME, Jésus-Christ, est le centre du cosmos et de l’histoire. Vers Lui se tournent ma pensée et mon coeur en cette heure solennelle que l’Eglise et toute la famille de l’humanité contemporaine sont en train de vivre. En effet, le moment où, après mon très cher prédécesseur Jean-Paul Ier, Dieu m’a confié, dans son dessein mystérieux, le service universel lié au Siège de Pierre à Rome, est déjà bien proche de l’an 2000. Il est difficile de dire dès maintenant comment cette année-là marquera le déroulement de l’histoire humaine, et ce qu’elle sera pour chaque peuple, nation, pays et continent, bien que l’on essaie dès maintenant de prévoir certains événements. Pour l’Eglise, pour le peuple de Dieu qui s’est étendu, de façon inégale il est vrai, jusqu’aux extrémités de la terre, cette année-là sera une année de grand jubilé. Nous sommes désormais assez proches de cette date qui _ même en respectant toutes les corrections que requiert l’exactitude chronologique _ nous remettra en mémoire et renouvellera d’une manière particulière la conscience de la vérité centrale de la foi, exprimée par saint Jean au début de son Evangile: «Le Verbe s’est fait chair et il a demeuré parmi nous» 1, et ailleurs encore: «Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, pour que tout homme qui croit en lui ne périsse pas mais ait la vie éternelle» 2.

Nous sommes nous aussi, d’une certaine façon, dans le temps d’un nouvel Avent, dans un temps d’attente. «Après avoir, à maintes reprises et sous maintes formes, parlé jadis aux Pères par les prophètes, Dieu, en ces jours qui sont les derniers, nous a parlé par le Fils…» 3, par le Fils-Verbe, qui s’est fait homme et est né de la Vierge Marie. Dans l’acte même de cette Rédemption, l’histoire de l’homme a atteint son sommet dans le dessein d’amour de Dieu. Dieu est entré dans l’histoire de l’humanité et, comme homme, il est devenu son sujet, l’un des milliards tout en étant Unique. Par l’Incarnation,Dieu a donné à la vie humaine la dimension qu’il voulait donner à l’homme dès son premier instant, et il l’a donnée d’une manière définitive, de la façon dont Lui seul est capable, selon son amour éternel et sa miséricorde, avec toute la liberté divine; il l’a donnée aussi avec cette munificence qui, devant le péché originel et toute l’histoire des péchés de l’humanité, devant les erreurs de l’intelligence, de la volonté et du coeur de l’homme, nous permet de répéter avec admiration les paroles de la liturgie: «Heureuse faute qui nous valut un tel et un si grand Rédempteur!» 4.

2. Les premières paroles du nouveau Pontificat

C’est vers le Christ Rédempteur que j’ai élevé mes sentiments et mes pensées le 16 octobre de l’année dernière lorsque, après l’élection canonique, me fut adressée la demande: «Acceptez-vous?». J’ai alors répondu: «Obéissant, dans la foi, au Christ, mon Seigneur, mettant ma confiance en la Mère du Christ et de l’Eglise, et malgré les difficultés si grandes, j’accepte». Cette réponse, je veux la faire connaître publiquement à tous sans aucune exception, montrant ainsi que le ministère, qui est devenu mon devoir spécifique en ce Siège de l’Apôtre Pierre quand j’ai accepté mon élection comme Evêque de Rome et Successeur de cet Apôtre, est lié à la vérité première et fondamentale de l’Incarnation rappelée ci-dessus.

J’ai voulu porter les noms mêmes qu’avait choisis mon très aimé prédécesseur Jean-Paul Ier. Déjà en effet, le 26 août 1978, lorsqu’il déclara au Sacré Collège qu’il voulait s’appeler Jean-Paul _ un tel double nom était sans précédent dans l’histoire de la papauté _, j’avais vu là un appel éloquent de la grâce sur le nouveau pontificat. Ce pontificat n’ayant duré qu’à peine trente-trois jours, il m’appartient non seulement de le continuer, mais, d’une certaine manière, de le reprendre au même point de départ. Voilà ce que confirme justement le choix que j’ai fait de ces deux noms. En agissant ainsi, suivant l’exemple de mon vénéré prédécesseur, je désire comme lui exprimer mon amour pour l’héritage singulier laissé à l’Eglise par les Pontifes Jean XXIII et Paul VI, et aussi ma disponibilité personnelle à le faire fructifier avec l’aide de Dieu.

Par ces deux noms et ces deux pontificats, je me rattache à toute la tradition du Siège apostolique, avec mes prédécesseurs du XXe siècle et des siècles antérieurs, me reliant toujours plus, à travers les âges et jusqu’aux temps les plus lointains, à cette dimension de la mission et du ministère qui confère au Siège de Pierre une place tout à fait particulière dans l’Eglise. Jean XXIII et Paul VI constituent une étape à laquelle je désire me référer directement comme à un seuil à partir duquel je veux, en compagnie de Jean Paul Ier pour ainsi dire, continuer à marcher vers l’avenir, me laissant guider, avec une confiance sans borne, par l’obéissance à l’Esprit que le Christ a promis et envoyé à son Eglise. Il disait en effet aux Apôtres, la veille de sa Passion: «Il vaut mieux pour vous que je parte; car si je ne pars pas, le Paraclet ne viendra pas à vous; mais si je pars, je vous l’enverrai» 5. «Quand viendra le Paraclet, que je vous enverrai d’auprès du Père, l’Esprit de vérité, qui provient du Père, il me rendra témoignage. Et vous aussi, vous témoignerez, parce que vous êtes avec moi depuis le commencement» 6. «Quand il viendra, lui, l’Esprit de vérité, il vous conduira vers la vérité tout entière; car il ne parlera pas de lui-même; mais tout ce qu’il entendra, il le dira, et il vous annoncera les choses à venir» 7.

3. Confiance en l’Esprit de Vérité et d’Amour

Avec une pleine confiance en l’Esprit de Vérité, j’entre donc dans le riche héritage des récents pontificats. Cet héritage est fortement enraciné dans la conscience de l’Eglise, d’une manière tout à fait nouvelle et inconnue jusqu’à maintenant, grâce au Concile Vatican II, convoqué et commencé par Jean XXIII puis conclu d’une manière heureuse et mis en pratique avec persévérance par Paul VI, dont j’ai pu observer de près l’activité. J’ai toujours admiré sa profonde sagesse et son courage, comme aussi sa constance et sa patience au cours de la diffficile période postconciliaire de son pontificat. Comme timonier de l’Eglise, barque de Pierre, il savait conserver un calme et un équilibre providentiels jusque dans les moments les plus critiques, alors que l’Eglise semblait secouée de l’intérieur, et il gardait toujours une espérance inébranlable en sa cohésion. Car ce que l’Esprit a dit à l’Eglise en notre temps par le récent Concile, ce que, dans cette Eglise, il dit à toutes les Eglises 8 ne peut _ malgré les inquiétudes momentanées _ servir à rien d’autre qu’à une cohésion encore plus mûrie de l’ensemble du Peuple de Dieu, conscient de sa mission de salut.

De cette conscience contemporaine de l’Eglise, Paul VI fit le premier thème de son encyclique fondamentale, qui commence par les mots Ecclesiam suam: qu’il me soit permis de me référer avant tout à cette encyclique et de me relier à elle dans ce premier document, pour ainsi dire inaugural, du présent pontificat. A la lumière et avec le soutien de l’Esprit Saint, l’Eglise a une conscience toujours plus approfondie de son mystère divin, de sa mission humaine, et même de ses faiblesses humaines: c’est cette conscience qui est et doit rester la première source de l’amour de cette Eglise, de même que l’amour, à son tour, contribue à consolider et à approfondir cette conscience. Paul VI nous a laissé le témoignage d’un sens extrêmement aigu de l’Eglise. A travers les multiples composantes, souvent tourmentées, de son pontificat, il nous a enseigné un amour intrépide envers l’Eglise, qui est, comme le dit le Concile, «le sacrement, c’est-à-dire à la fois le signe et le moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain» 9.

4. Référence à la première Encyclique de Paul VI

Pour cette raison même, la conscience de l’Eglise doit aller de pair avec une ouverture universelle, afin que tous puissent trouver en elle «l’insondable richesse du Christ» 10 dont parle l’Apôtre des nations. Cette ouverture, jointe d’une manière organique à la conscience de sa propre nature, à la certitude de sa vérité au sujet de laquelle le Christ disait: «La parole que vous entendez n’est pas de moi, mais du Père qui m’a envoyé» 11, détermine le dynamisme apostolique, c’est-à-dire missionnaire, de l’Eglise, qui professe et proclame intégralement toute la vérité transmise par le Christ. Elle doit en même temps établir le «dialogue» que Paul VI, dans son encyclique Ecclesiam suam appelait le «dialogue du salut», en marquant avec précision chacun des cercles à l’intérieur desquels il devrait être mené 12. En me référant aujourd’hui à ce document qui fixait le programme du pontificat de Paul VI, je ne cesse de remercier Dieu, car ce grand prédécesseur, qui est en même temps un vrai père pour moi, a su _ malgré les diverses faiblesses internes qui ont affecté l’Eglise dans la période postconciliaire _ manifester ad extra, au dehors, le visage authentique de cette dernière. Ainsi une grande partie de la famille humaine, dans les différents milieux de son existence complexe, est devenue, à mon avis, plus consciente d’avoir absolument besoin de l’Eglise du Christ, de sa mission et de son service. Cette prise de conscience s’est parfois montrée plus forte que les divers comportements critiques qui attaquaient ab intra, de l’intérieur, l’Eglise, ses institutions et ses structures, les membres de l’Eglise et leur activité. Cette critique croissante a eu évidemment des causes diverses, et nous sommes certains d’autre part qu’il ne lui a pas toujours manqué un authentique amour pour l’Eglise. Sans aucun doute s’est manifestée en elle, entre autres, la tendance à sortir du prétendu triomphalisme dont on avait souvent discuté pendant le Concile. Mais s’il est vrai que l’Eglise, selon l’exemple de son Maître qui était «humble de coeur» 13, est fondée elle aussi sur l’humilité, qu’elle a le sens critique vis-à-vis de tout ce qui constitue son caractère et son activité humaine, qu’elle est toujours très exigeante pour elle-même, la critique, de son côté, doit avoir de justes limites. Autrement, elle cesse d’être constructive, elle ne révèle pas la vérité, l’amour et la gratitude pour la grâce dont nous devenons principalement et pleinement participants dans l’Eglise et par l’Eglise. En outre, l’esprit critique n’exprime pas l’attitude de service, mais plutôt la volonté de diriger l’opinion d’autrui selon sa propre opinion, parfois proclamée d’une façon trop inconsidérée.

Nous devons de la reconnaissance à Paul VI car, tout en respectant chaque parcelle de vérité contenue dans les diverses opinions humaines, il a conservé en même temps le providentiel équilibre du timonier du navire 14. L’Eglise qui m’a été confiée presque immédiatement après lui _ à travers Jean-Paul Ier _ n’est certainement pas exempte de difficultés et de tensions internes. Mais en même temps elle est intérieurement mieux prémunie contre les excès de l’autocritique: on pourrait dire qu’elle est plus critique en face des diverses critiques inconsidérées, plus résistante devant les différentes «nouveautés», plus mûre dans l’esprit de discernement, plus apte à tirer de son trésor éternel «du neuf et du vieux» 15, plus centrée sur son propre mystère et, grâce à tout cela, plus disponible pour la mission de salut de tous: Dieu «veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité» 16.

5. Collégialité et apostolat

L’Eglise d’aujourd’hui est, contre toute apparence, plus unie dans la communion de service et dans la conscience de l’apostolat. Cette union découle du principe de collégialité, rappelé par le Concile Vatican II, dont le Christ lui-même a doté le Collège apostolique des Douze avec Pierre comme chef, et qu’il renouvelle continuellement pour le Collège des Evêques; celui-ci croît sans cesse sur toute la terre, en restant uni au Successeur de Pierre et sous sa conduite. Le Concile ne s’est pas contenté de rappeler ce principe de collégialité des Evêques; il lui a donné une très grande vitalité, notamment en souhaitant l’institution d’un organisme permanent, que Paul VI a établi en instaurant le Synode des Evêques dont l’activité a donné une nouvelle dimension à son pontificat et s’est même reflétée clairement dès les premiers jours sur le pontificat de Jean-Paul Ier et sur celui de son indigne Successeur.

Le principe de collégialité s’est montré particulièrement actuel dans la difficile période postconciliaire, lorsque la position commune et unanime du Collège des Evêques _ qui a manifesté surtout à travers le Synode son union avec le Successeur de Pierre _ contribuait à dissiper les doutes et indiquait également le juste chemin du renouveau de l’Eglise, dans sa dimension universelle. C’est du Synode, en effet, qu’a jailli, entre autres, l’impulsion essentielle vers l’évangélisation; et elle a trouvé son expression dans l’exhortation apostoliqueEvangelii nuntiandi 17, accueillie avec tant de joie comme programme de renouveau de caractère à la fois apostolique et pastoral. La même ligne a été suivie également dans les travaux de la dernière session ordinaire du Synode des Evêques, qui a eu lieu environ un an avant la disparition du Souverain Pontife Paul VI et fut consacrée, on le sait, à la catéchèse. Le résultats de ces travaux doivent encore faire l’objet d’une synthèse et d’une formulation de la part du Siège Apostolique.

Puisque nous traitons du développement évident des formes sous lesquelles se manifeste la collégialité épiscopale, il faut au moins rappeler le processus de consolidation des Conférences épiscopales nationales dans toute l’Eglise, et d’autres structures collégiales de caractère international ou continental. En référence à la tradition séculaire de l’Eglise, il convient de souligner l’activité des divers synodes locaux. L’idée du Concile, mise en oeuvre de façon cohérente par Paul VI, était en effet que les structures de ce genre, expérimentées depuis des siècles par l’Eglise, et aussi les autres formes de la collaboration collégiale des Evêques, par exemple la province ecclésiastique, sans parler de chaque diocèse particulier, exercent leur activité avec la pleine conscience de leur identité et en même temps de leur originalité dans l’unité universelle de l’Eglise. Le même esprit de collaboration et de co-responsabilité est en train de se diffuser aussi parmi les prêtres, comme en témoignent les nombreux conseils presbytéraux qui ont vu le jour après le Concile. Cet esprit s’est étendu également aux laïcs, suscitant non seulement la confirmation des organisations d’apostolat des laïcs qui existaient déjà, mais aussi la création de nouveaux organismes ayant souvent un aspect différent et un dynamisme exceptionnel. En outre, les laïcs, conscients de leur responsabilité ecclésiale, se sont engagés volontiers dans la collaboration avec les Pasteurs, avec les représentants des Instituts de vie consacrée, dans le cadre des synodes diocésains ou des conseils pastoraux des paroisses et des diocèses.

Il me faut avoir tout cela à l’esprit au début de mon pontificat, pour remercier Dieu, exprimer de vifs encouragements à tous mes Frères et Soeurs, et aussi rappeler avec une vive gratitude l’oeuvre du Concile Vatican II et de mes grands prédécesseurs qui sont à l’origine de ce nouvel élan de la vie de l’Eglise, bien plus puissant que les symptômes de doute, d’écroulement, de crise.

6. Chemin vers l’union des chrétiens

Et que dire de toutes les initiatives suscitées par la nouvelle orientation oecuménique? L’inoubliable Pape Jean XXIII, avec une clarté évangélique, posa le problème de l’union des chrétiens comme une simple conséquence de la volonté de Jésus-Christ lui-même, notre Maître, affirmée à maintes reprises, et exprimée d’une manière particulière dans la prière du Cénacle, la veille de sa mort: «Père, … je prie … afin que tous soient un» 18. Le Concile Vatican II a répondu à cette exigence sous une forme concise par le Décret sur l’oecuménisme. Le Pape Paul VI, s’appuyant sur l’activité du Secrétariat pour l’unité des chrétiens, fit les premiers pas difficiles sur le chemin de la réalisation de cette unité. Sommes-nous allés assez loin sur ce chemin? Sans prétendre donner une réponse détaillée, nous pouvons dire que nous avons fait de vrais progrès, et des progrès importants. Et une chose est certaine: nous avons travaillé avec persévérance et cohérence, et avec nous ont cheminé aussi les représentants d’autres Eglises et d’autres Communautés chrétiennes; nous leur en sommes sincèrement obligés. Il est certain par ailleurs que, dans la présente situation historique de la chrétienté et du monde, il n’apparaît pas d’autre possibilité d’accomplir la mission universelle de l’Eglise en ce qui concerne les problèmes oecuméniques que celle de chercher loyalement, avec persévérance, humilité et aussi courage, les voies du rapprochement et de l’union, comme le Pape Paul VI nous en a donné personnellement l’exemple. Nous devons donc rechercher l’union sans nous décourager devant les difficultés qui peuvent se présenter ou s’accumuler le long de ce chemin; autrement, nous ne serions pas fidèles à la parole du Christ, nous ne réaliserions pas son testament. Est-il permis de courir ce risque?

Il y a des personnes qui, se trouvant devant des difficultés, ou jugeant négatifs les résultats des premiers travaux oecuméniques, auraient voulu revenir en arrière. Certains expriment même l’opinion que ces efforts nuisent à la cause de l’Evangile, mènent à une nouvelle rupture de l’Eglise, provoquent la confusion des idées dans les questions de la foi et de la morale, aboutissent à un indifférentisme spécifique. Il est peut-être bon que les porte-parole de ces opinions expriment leurs craintes, mais, là aussi, il faut maintenir de justes limites. Il est évident que cette nouvelle étape de la vie de l’Eglise exige de nous une foi particulièrement consciente, approfondie et responsable. La véritable activité oecuménique signifie ouverture, rapprochement, disponibilité au dialogue, recherche commune de la vérité au sens pleinement évangélique et chrétien; mais elle ne signifie d’aucune manière, ni ne peut signifier, que l’on renonce ou que l’on porte un préjudice quelconque aux trésors de la vérité divine constamment professée et enseignée par l’Eglise. A tous ceux qui, pour quelque motif que ce soit, voudraient dissuader l’Eglise de rechercher l’unité universelle des chrétiens, il faut répéter encore une fois: nous est-il permis de ne pas le faire? Pouvons-nous _ malgré toute la faiblesse humaine, toutes les déficiences accumulées au cours des siècles passés _ ne pas avoir confiance en la grâce de Notre-Seigneur, telle qu’elle s’est révélée ces derniers temps par la parole de l’Esprit Saint que nous avons entendue durant le Concile? Ce faisant, nous nierions la vérité qui nous concerne nous-mêmes et que l’Apôtre a exprimée d’une façon si éloquente: «C’est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis, et sa grâce à mon égard n’a pas été stérile» 19.

Même si c’est d’une autre manière et avec les différences qui s’imposent, il faut appliquer les réflexions précédentes à l’activité qui tend au rapprochement avec les représentants des religions non chrétiennes et qui s’exprime par le dialogue, les contacts, la prière en commun, la recherche des trésors de la spiritualité humaine, car ceux-ci, nous le savons bien, ne font pas défaut aux membres de ces religions. N’arrive-t-il pas parfois que la fermeté de la croyance des membres des religions non chrétiennes _ effet elle aussi de l’Esprit de vérité opérant au-delà des frontières visibles du Corps mystique _ devrait faire honte aux chrétiens, si souvent portés à douter des vérités révélées par Dieu et annoncées par l’Eglise, si enclins à laisser se relâcher les principes de la morale et à ouvrir les portes à une morale permissive? Il est noble d’être disposé à comprendre chaque homme, à analyser chaque système, à donner raison à ce qui est juste; mais cela ne signifie nullement perdre la certitude de sa propre foi 20 ou affaiblir les principes de la morale, dont l’absence se fera vite sentir dans la vie de sociétés entières en y provoquant, entre autres, ses déplorables conséquences.

II. LE MYSTÈRE DE LA RÉDEMPTION

7. Dans le mystère du Christ

Les chemins sur lesquels le Concile de notre siècle a engagé l’Eglise, et que le regretté Pape Paul VI nous a indiqués dans sa première encyclique, resteront pour longtemps ceux que nous devons tous suivre; mais en même temps, en cette nouvelle étape, nous pouvons à juste titre nous demander: comment, de quelle manière faut-il avancer? Que faut-il faire pour que ce nouvel Avent de l’Eglise, lié à la fin, désormais très voisine, du deuxième millénaire, nous rapproche de Celui que la Sainte Ecriture appelle: «Père à jamais», Pater futuri saeculi? 21 Telle est la question fondamentale que le nouveau Pontife doit se poser lorsque, en esprit d’obéissance dans la foi, il accepte l’appel que constitue pour lui le commandement du Christ adressé à plusieurs reprises à Pierre: «Pais mes agneaux» 22 ce qui veut dire: Sois le pasteur de mon troupeau; et ensuite: «… et toi, quand tu seras revenu, affermis tes frères» 23.

C’est précisément ici, Frères, Fils et Filles très chers, que s’impose une réponse fondamentale et essentielle, à savoir: l’unique orientation de notre esprit, l’unique direction de notre intelligence, de notre volonté et de notre coeur est pour nous le Christ, Rédempteur de l’homme, le Christ, Rédempteur du monde. C’est vers Lui que nous voulons tourner notre regard parce que c’est seulement en Lui, le Fils de Dieu, que se trouve le salut, et nous renouvelons la proclamation de Pierre: «Seigneur, à qui irons-nous? Tu as les paroles de la vie éternelle» 24.

A travers la conscience, si bien développée par le Concile, que l’Eglise a d’elle-même, à tous les niveaux de cette conscience, dans tous les domaines d’activité où l’Eglise s’exprime, se retrouve et s’affirme, nous devons tendre constamment vers Celui «qui est la tête» 25, Celui «de qui tout provient et pour qui nous sommes» 26, Celui qui est tout à la fois «la voie, la vérité» 27 et «la résurrection et la vie» 28, Celui en qui, en le voyant, nous voyons le Père 29, Celui qui devait s’en aller d’auprès de nous 30 _ entendons: par sa mort sur la croix et ensuite par son ascension au ciel _ pour que le Consolateur vienne et continue à venir à nous comme Esprit de vérité 31.En Lui sont «tous les trésors de la sagesse et de la science» 32, et l’Eglise est son Corps 33. L’Eglise est «dans le Christ, en quelque sorte le sacrement, c’est-à-dire le signe et le moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain» 34: et c’est Lui qui en est la source! Lui-même! Lui, le Rédempteur!

L’Eglise ne cesse d’écouter ses paroles, elle les relit continuellement, elle reconstitue avec la plus grande dévotion tous les détails de sa vie. Ces paroles sont écoutées aussi par les non chrétiens. La vie du Christ parle en même temps à nombre d’hommes qui ne sont pas encore en mesure de répéter avec Pierre: «Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant» 35. Lui, le Fils du Dieu vivant, il parle aux hommes en tant qu’Homme aussi: c’est sa vie elle-même qui parle, son humanité, sa fidélité à la vérité, son amour qui s’étend à tous. Sa mort en croix parle, elle aussi, c’est-à-dire la profondeur insondable de sa souffrance et de son abandon. L’Eglise ne cesse jamais de revivre sa mort sur la croix et sa résurrection qui constituent le contenu de la vie quotidienne de l’Eglise. C’est en effet sur mandat du Christ lui-même, son Maître, que l’Eglise célèbre sans cesse l’Eucharistie, trouvant en elle «la source de la vie et de la sainteté» 36, le signe efficace de la grâce et de la réconciliation avec Dieu, le gage de la vie éternelle. L’Eglise vit son mystère, elle y puise sans jamais se lasser, et elle recherche continuellement tous les moyens pour rendre ce mystère de son Maître et Seigneur proche du genre humain, des peuples, des nations, des générations qui se succèdent, de chaque homme en particulier, comme si elle répétait toujours à l’exemple de l’Apôtre: «Je n’ai rien voulu savoir parmi vous sinon Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié» 37. L’Eglise demeure dans la sphère du mystère de la Rédemption, qui est justement devenu le principe fondamental de sa vie et de sa mission.

8. Rédemption: création renouvelée

Le Rédempteur du monde! En Lui s’est révélée, d’une manière nouvelle et plus admirable, la vérité fondamentale sur la création que le livre de la Genèse atteste quand il répète à plusieurs reprises: «Dieu vit que cela était bon» 38. Le bien prend sa source dans la sagesse et dans l’amour. En Jésus-Christ, le monde visible, créé par Dieu pour l’homme 39 _ ce monde qui, lorsque le péché y est entré, a été soumis à la caducité 40 _, retrouve de nouveau son lien originaire avec la source divine de la sagesse et de l’amour. En effet, «Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique» 41. De même que dans l’homme-Adam ce lien avait été brisé, dans l’Homme-Christ il a été de nouveau renoué 42. Peut-être ne sommes-nous pas convaincus, nous, hommes du vingtième siècle, par les paroles de l’Apôtre des nations, prononcées avec une éloquence entraînante, sur «la création (qui) gémit dans les douleurs de l’enfantement jusqu’à maintenant» 43 et qui «attend avec impatience la révélation des fils de Dieu» 44, sur la création qui «a été soumise à la caducité»? Le progrès immense, jusqu’ici inconnu, qui s’est manifesté particulièrement au cours de notre siècle, dans le domaine de la mainmise de l’homme sur le monde, ne révèle-t-il pas lui-même, et à un degré jamais connu, cette soumission multiforme «à la caducité»? Il suffit de rappeler ici quelques faits, tels que la menace de la pollution de l’environnement naturel dans les lieux d’industrialisation rapide, ou les conflits armés qui éclatent et se répètent continuellement, ou encore la perspective de l’autodestruction par l’usage des armes atomiques à l’hydrogène, aux neutrons et d’autres semblables, le manque de respect pour les enfants dans le sein de leur mère. Le monde de l’époque nouvelle, le monde des vols cosmiques, le monde des conquêtes scientifiques et techniques jamais atteintes jusqu’ici n’est-il pas en même temps le monde qui «gémit dans les douleurs de l’enfantement» 45 et qui «attend avec impatience la révélation des fils de Dieu» 46?

Le Concile Vatican II, dans son analyse pénétrante du «monde contemporain», a atteint ce point qui est le plus important du monde visible, à savoir l’homme, en descendant, comme le Christ, au plus profond des consciences humaines, en parvenant jusqu’au mystère intérieur de l’homme qui s’exprime, dans le langage biblique et même non biblique, par le mot «coeur». Le Christ, Rédempteur du monde, est celui qui a pénétré, d’une manière unique et absolument singulière, dans le mystère de l’homme, et qui est entré dans son «coeur». C’est donc à juste titre que le Concile Vatican II enseigne ceci: «En réalité, le mystère de l’homme ne s’éclaire vraiment que dans le mystère du Verbe incarné. Adam, en effet, le premier homme, était la figure de celui qui devait venir (cf. Rm 5, 14), le Christ Seigneur. Nouvel Adam, le Christ, dans la révélation même du mystère du Père et de son amour, manifeste pleinement l’homme à lui-même et lui découvre la sublimité de sa vocation». Et encore: «”Image du Dieu invisible” (Col 1, 15) il est l’Homme parfait qui a restauré dans la descendance d’Adam la ressemblance divine, altérée dès le premier péché. Parce qu’en lui la nature humaine a été assumée, non absorbée, par le fait même cette nature a été élevée en nous aussi à une dignité sans égale. Car, par son Incarnation, le Fils de Dieu s’est en quelque sorte uni lui-même à tout homme. Il a travaillé avec des mains d’homme, il a pensé avec une intelligence d’homme, il a agi avec une volonté d’homme, il a aimé avec un coeur d’homme. Né de la Vierge Marie, il est vraiment devenu l’un de nous, en tout semblable à nous, hormis le péché» 47. Il est le Rédempteur de l’homme!

9. Dimension divine du mystère de la Rédemption

En réfléchissant de nouveau sur ce texte admirable du Magistère conciliaire, nous n’oublions pas, même un instant, que Jésus-Christ, Fils du Dieu vivant, est devenu notre réconciliation avec le Père 48. C’est Lui, et Lui seulement, qui a correspondu pleinement à l’amour éternel du Père, à cette paternité que Dieu a exprimée dès le commencement en créant le monde, en donnant à l’homme toute la richesse de la création, en le faisant «à peine moindre que les anges» 49 en tant que créé «à l’image et à la ressemblance de Dieu» 50. Le Christ a également correspondu pleinement à cette paternité de Dieu et à cet amour, alors que l’homme a rejeté cet amour en rompant la première Alliance 51 et toutes celles que Dieu par la suite a souvent offertes aux hommes 52. La Rédemption du monde _ ce mystère redoutable de l’amour, dans lequel la création est renouvelée 53 _ est, dans ses racines les plus profondes, la plénitude de la justice dans un Coeur humain, dans le Coeur du Fils premier-né, afin qu’elle puisse devenir la justice des coeurs de beaucoup d’hommes, qui, dans ce Fils premier-né, ont été prédestinés de toute éternité à devenir fils de Dieu 54 et appelés à la grâce, appelés à l’amour. La croix du Calvaire, sur laquelle Jésus-Christ _ Homme, fils de la Vierge Marie, fils putatif de Joseph de Nazareth _ «quitte» ce monde, est en même temps une manifestation nouvelle de la paternité éternelle de Dieu, lequel, dans le Christ, se fait de nouveau proche de l’humanité, de tout homme, en lui donnant «l’esprit de Vérité» 55 trois fois saint.

Cette révélation du Père et cette effusion de l’Esprit Saint, qui marquent d’un sceau indélébile le mystère de la Rédemption, font comprendre le sens de la croix et de la mort du Christ. Le Dieu de la création se révèle comme le Dieu de la Rédemption, Dieu «fidèle à lui-même» 56, fidèle à son amour envers l’homme et envers le monde, tel qu’il s’est déjà révélé au jour de la création. Et son amour est un amour qui ne recule devant rien de ce qu’exige sa justice. C’est pourquoi le Fils «qui n’avait pas connu le péché, Dieu l’a fait péché pour nous» 57. S’il «a fait péché» celui qui était absolument sans péché, il l’a fait pour révéler l’amour qui est toujours plus grand que toutes les créatures, l’amour qu’il est Lui-même, «car Dieu est amour» 58. Et surtout, l’amour est plus grand que le péché, que la faiblesse, que la caducité de la créature 59, plus fort que la mort; c’est un amour toujours prêt à relever et à pardonner, toujours prêt à aller à la rencontre du fils prodigue 60, toujours à la recherche de «la révélation des fils de Dieu» 61, qui sont appelés à la gloire 62. Cette révélation de l’amour est aussi définie comme la miséricorde 63, et cette révélation de l’amour et de la miséricorde a dans l’histoire de l’homme un visage et un nom: elle s’appelle Jésus-Christ.

10. Dimension humaine du mystère de la rédemption

L’homme ne peut vivre sans amour. Il demeure pour lui-même un être incompréhensible, sa vie est privée de sens s’il ne reçoit pas la révélation de l’amour, s’il ne rencontre pas l’amour, s’il n’en fait pas l’expérience et s’il ne le fait pas sien, s’il n’y participe pas fortement. C’est pourquoi, comme on l’a déjà dit, le Christ Rédempteur révèle pleinement l’homme à lui-même. Telle est, si l’on peut s’exprimer ainsi, la dimension humaine du mystère de la Rédemption. Dans cette dimension, l’homme retrouve la grandeur, la dignité et la valeur propre de son humanité. Dans le mystère de la Rédemption, l’homme se trouve de nouveau «confirmé» et il est en quelque sorte créé de nouveau. Il est créé de nouveau! «Il n’y a plus ni Juif ni Grec; il n’y a plus ni esclave ni homme libre; il n’y a plus ni homme ni femme, car vous ne faites plus qu’un dans le Christ Jésus» 64. L’homme qui veut se comprendre lui-même jusqu’au fond ne doit pas se contenter pour son être propre de critères et de mesures qui seraient immédiats, partiaux, souvent superficiels et même seulement apparents; mais il doit, avec ses inquiétudes, ses incertitudes et même avec sa faiblesse et son péché, avec sa vie et sa mort, s’approcher du Christ. Il doit, pour ainsi dire, entrer dans le Christ avec tout son être, il doit «s’approprier» et assimiler toute la réalité de l’Incarnation et de la Rédemption pour se retrouver soi-même. S’il laisse ce processus se réaliser profondément en lui, il produit alors des fruits non seulement d’adoration envers Dieu, mais aussi de profond émerveillement pour soi-même. Quelle valeur doit avoir l’homme aux yeux du Créateur s’il «a mérité d’avoir un tel et un si grand Rédempteur» 65, si «Dieu a donné son Fils» afin que lui, l’homme, «ne se perde pas, mais qu’il ait la vie éternelle» 66!

En réalité, cette profonde admiration devant la valeur et la dignité de l’homme s’exprime dans le mot Evangile, qui veut dire Bonne Nouvelle. Elle est liée aussi au christianisme. Cette admiration justifie la mission de l’Eglise dans le monde, et même, peut-être plus encore, «dans le monde contemporain». Cette admiration, qui est en même temps persuasion et certitude _ et celle-ci, dans ses racines fondamentales, est certitude de la foi, sans cesser de vivifier d’une manière cachée et mystérieuse tous les aspects de l’humanisme authentique _, est étroitement liée au Christ. C’est elle qui détermine aussi la place du Christ et pour ainsi dire son droit de cité dans l’histoire de l’homme et de l’humanité. L’Eglise, qui ne cesse de contempler l’ensemble du mystère du Christ, sait, avec toute la certitude de la foi, que la Rédemption réalisée au moyen de la croix a définitivement redonné à l’homme sa dignité et le sens de son existence dans le monde, alors qu’il avait en grande partie perdu ce sens à cause du péché. C’est pourquoi la Rédemption s’est accomplie dans le mystère pascal qui conduit, à travers la croix et la mort, à la résurrection.

A toutes les époques, et plus particulièrement à la nôtre, le devoir fondamental de l’Eglise est de diriger le regard de l’homme, d’orienter la conscience et l’expérience de toute l’humanité vers le mystère du Christ, d’aider tous les hommes à se familiariser avec la profondeur de la Rédemption qui se réalise dans le Christ Jésus. En même temps, on atteint aussi la sphère la plus profonde de l’homme, nous voulons dire la sphère du coeur de l’homme, de sa conscience et de sa vie.

11. Le mystère du Christ à la base de la mission de l’Eglise et du christianisme

Le Concile Vatican II a accompli un travail immense pour former la pleine et universelle conscience de l’Eglise dont le Pape Paul VI a traité dans sa première encyclique. Cette conscience _ ou plutôt cette auto-conscience de l’Eglise _ se forme dans le «dialogue» qui, avant de devenir colloque, doit tourner notre attention vers «l’autre», vers celui avec lequel nous voulons parler. Le Concile oecuménique a donné une impulsion fondamentale pour former l’auto-conscience de l’Eglise en nous présentant, d’une manière adéquate et compétente, la vision de l’ensemble du monde comme étant celle d’une «carte» de diverses religions. Il a montré en outre comment, sur cette carte des religions du monde, se superpose par couches _ chose inconnue auparavant et caractéristique de notre temps _ le phénomène de l’athéisme dans ses formes variées, à commencer par l’athéisme programmé, organisé et structuré en un système politique.

Quant à la religion, il s’agit avant tout de la religion comme phénomène universel, qui fait partie de l’histoire humaine depuis son commencement; puis des diverses religions non chrétiennes et enfin du christianisme lui-même. Le document conciliaire consacré aux religions non chrétiennes est, en particulier, plein d’une profonde estime pour les grandes valeurs spirituelles, bien plus, pour le primat de ce qui est spirituel et qui, dans la vie de l’humanité, trouve son expression dans la religion, puis dans la moralité qui se reflète dans toute la culture. A juste titre, les Pères de l’Eglise voyaient dans les diverses religions comme autant de reflets d’une unique vérité, comme des «semences du Verbe» 67 témoignant que l’aspiration la plus profonde de l’esprit humain est tournée, malgré la diversité des chemins, vers une direction unique, en s’exprimant dans la recherche de Dieu et, en même temps, par l’intermédiaire de la tension vers Dieu, dans la recherche de la dimension totale de l’humanité, c’est-à-dire du sens plénier de la vie humaine. Le Concile a eu une attention particulière pour la religion judaïque, en rappelant l’important patrimoine spirituel commun aux chrétiens et aux juifs, et il a exprimé son estime pour les croyants de l’Islam dont la foi se réfère aussi à Abraham 68.

Grâce à l’ouverture faite par le Concile Vatican II, l’Eglise et tous les chrétiens ont pu parvenir à une conscience plus complète du mystère du Christ, «mystère caché depuis les siècles» 69 en Dieu, pour être révélé dans le temps _ dans l’Homme Jésus-Christ _ et pour se révéler continuellement, en tout temps. Dans le Christ et par le Christ, Dieu s’est révélé pleinement à l’humanité et s’est définitivement rendu proche d’elle; en même temps, dans le Christ et par le Christ, l’homme a acquis une pleine conscience de sa dignité, de son élévation, de la valeur transcendante de l’humanité elle-même, du sens de son existence.

Il faut donc que nous tous, disciples du Christ, nous nous rencontrions et nous unissions autour de Lui. Cette union, dans les divers domaines de la vie, de la tradition, des structures et des disciplines de chaque Eglise et Communauté ecclésiale, ne peut se réaliser sans un travail sérieux tendant à la connaissance réciproque et à la suppression des obstacles qui se trouvent sur la voie de l’unité parfaite. Cependant, nous pouvons et nous devons d’ores et déjà parvenir à notre unité et la manifester: en annonçant le mystère du Christ, en montrant la dimension à la fois divine et humaine de la Rédemption, en luttant avec une persévérance inlassable pour cette dignité que chaque homme a atteinte et peut atteindre continuellement dans le Christ et qui est la dignité de la grâce de l’adoption divine et en même temps la dignité de la vérité intérieure de l’humanité; si cette dignité a pris un relief aussi fondamental dans la conscience commune du monde contemporain, elle est encore plus évidente pour nous à la lumière de cette réalité qu’est le Christ Jésus lui-même.

Jésus-Christ est le principe stable et le centre permanent de la mission que Dieu lui-même a confiée à l’homme. Nous devons tous participer à cette mission, nous devons concentrer sur elle toutes nos forces, car elle est plus que jamais nécessaire à l’humanité d’aujourd’hui.

Et si cette mission semble rencontrer à notre époque des oppositions plus grandes qu’en n’importe quel autre temps, cela montre qu’elle est encore plus nécessaire actuellement et _ malgré les oppositions _ plus attendue que jamais. Nous touchons indirectement ici le mystère de l’économie divine qui a uni le salut et la grâce à la croix. Ce n’est pas en vain que le Christ a dit: «Le royaume des cieux souffre violence et les violents s’en emparent» 70; et aussi: «Les fils de ce monde (…) sont plus habiles que les fils de lumière» 71. Nous acceptons volontiers ce reproche, pour ressembler à ces «violents pour Dieu» que nous avons vus tant de fois dans l’histoire de l’Eglise et que nous voyons encore aujourd’hui, pour nous unir consciemment dans la grande mission qui consiste à révéler le Christ au monde, à aider chaque homme à se retrouver lui-même en Lui, à aider les générations contemporaines de nos frères et soeurs, les peuples, les nations, les Etats, l’humanité, les pays non encore développés et les pays de l’opulence, en un mot aider tous les hommes à connaître «l’insondable richesse du Christ» 72, parce qu’elle est destinée à tout homme et constitue le bien de chacun.

12. Mission de l’Eglise et liberté de l’homme

Dans cette union au plan de la mission, dont décide essentiellement le Christ lui-même, tous les chrétiens doivent découvrir ce qui les unit déjà, avant même que ne se réalise leur pleine communion. C’est là l’union apostolique et missionnaire, missionnaire et apostolique. Grâce à cette union, nous pouvons nous approcher ensemble du magnifique patrimoine de l’esprit humain, qui s’est manifesté dans toutes les religions, comme le dit la déclaration Nostra aetate du Concile Vatican II 73. Grâce à elle, nous abordons en même temps toutes les cultures, toutes les idéologies, tous les hommes de bonne volonté. Nous faisons cette approche avec l’estime, le respect et le discernement qui, depuis le temps des Apôtres, ont marqué l’attitude missionnaire et du missionnaire. Il suffit de rappeler saint Paul et, par exemple, son discours devant l’Aréopage d’Athènes 74. L’attitude missionnaire commence toujours par un sentiment de profonde estime face à «ce qu’il y a en tout homme» 75, pour ce que lui-même, au fond de son esprit, a élaboré au sujet des problèmes les plus profonds et les plus importants; il s’agit du respect pour tout ce que l’Esprit, qui «souffle où il veut» 76, a opéré en lui. La mission n’est jamais une destruction, mais elle est une reprise à son compte des valeurs et une nouvelle construction, même si dans la pratique on n’a pas toujours correspondu pleinement à un idéal aussi élevé. Quant à la conversion, qui doit prendre racine dans la mission, nous savons bien qu’elle est l’oeuvre de la grâce, dans laquelle l’homme doit se retrouver pleinement lui-même.

C’est pourquoi l’Eglise de notre temps accorde une grande importance à tout ce que le Concile Vatican II a exposé dans la déclaration sur la liberté religieuse, aussi bien dans la première partie du document que dans la seconde 77. Nous sentons profondément le caractère engageant de la vérité que Dieu nous a révélée. Nous éprouvons en particulier un sens très vif de responsabilité envers cette vérité. L’Eglise, par institution du Christ, en est gardienne et maîtresse, étant précisément dotée d’une assistance particulière de l’Esprit Saint, afin de pouvoir conserver fidèlement cette vérité et l’enseigner dans toute son intégrité 78. En accomplissant cette mission, regardons le Christ lui-même, lui qui est le premier évangélisateur 79, et regardons aussi ses Apôtres, Martyrs et Confesseurs. La déclaration sur la liberté religieuse nous manifeste de manière convaincante que, en annonçant la vérité qui ne provient pas des hommes, mais de Dieu («ma doctrine n’est pas de moi, mais de Celui qui m’a envoyé» 80, c’est-à-dire du Père), tout en agissant avec toute la force de leur esprit, le Christ, et ensuite ses Apôtres, conservent une profonde estime pour l’homme, pour son intelligence, sa volonté, sa conscience et sa liberté 81. De cette façon, la dignité de la personne humaine en vient à faire partie elle-même de cette annonce, même sans recourir aux paroles, par le simple comportement à son égard. Cette attitude semble correspondre aux besoins particuliers de notre temps. Ce n’est pas dans tout ce que les divers systèmes et même les individus considèrent et propagent comme liberté, que réside la vraie liberté de l’homme; c’est dire que l’Eglise, en vertu de sa mission divine, devient d’autant plus gardienne de cette liberté, qui est condition et fondement de la véritable dignité de la personne humaine.

Jésus-Christ va à la rencontre de l’homme de toute époque, y compris de la nôtre, avec les mêmes paroles: «Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous rendra libres» 82. Ces paroles contiennent une exigence fondamentale et en même temps un avertissement: l’exigence d’honnêteté vis-à-vis de la vérité comme condition d’une authentique liberté; et aussi l’avertissement d’éviter toute liberté apparente, toute liberté superficielle et unilatérale, toute liberté qui n’irait pas jusqu’au fond de la vérité sur l’homme et sur le monde. Aujourd’hui encore, après deux mille ans, le Christ nous apparaît comme Celui qui apporte à l’homme la liberté fondée sur la vérité, comme Celui qui libère l’homme de ce qui limite, diminue et pour ainsi dire détruit cette liberté jusqu’aux racines mêmes, dans l’esprit de l’homme, dans son coeur, dans sa conscience. Quelle preuve admirable de tout cela ont donnée et ne cessent de donner ceux qui, par le Christ et dans le Christ, sont parvenus à la vraie liberté et en ont fourni le témoignage, même dans des conditions de contrainte extérieure!

Et lorsque Jésus-Christ lui-même comparut comme prisonnier devant le tribunal de Pilate et fut interrogé par celui-ci sur l’accusation que les représentants du Sanhédrin portaient contre lui, ne répondit-il pas: «Je ne suis né et je ne suis venu dans le monde que pour rendre témoignage à la vérité» 83? Par ces paroles prononcées devant le juge à un moment décisif, il confirmait pour ainsi dire une nouvelle fois ce qu’il avait dit précédemment: «Vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous rendra libres». Tout au long des siècles et des générations, à commencer par le temps des Apôtres, n’est-ce pas Jésus-Christ lui-même qui a comparu tant de fois aux côtés d’hommes jugés à cause de la vérité, et qui est allé à la mort avec des hommes condamnés à cause de la vérité? Est-ce qu’il cesserait d’être toujours le porte-parole et l’avocat de l’homme qui vit «en esprit et vérité» 84? Non, il ne cesse pas de l’être devant le Père, et pas davantage face à l’histoire de l’homme. L’Eglise, à son tour, malgré toutes les faiblesses qui font partie de son histoire humaine, ne cesse de suivre Celui qui a dit: «L’heure vient _ et nous y sommes _ où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et vérité, car ce sont là les adorateurs tels que les veut le Père. Dieu est esprit, et ceux qui adorent, c’est en esprit et vérité qu’ils doivent adorer» 85.

III. L’HOMME RACHETÉ ET SA SITUATION DANS LE MONDE CONTEMPORAIN

13. Le Christ s’est uni à chaque homme

Lorsque, à travers l’expérience de la famille humaine qui augmente continuellement à un rythme accéléré, nous pénétrons le mystère de Jésus-Christ, nous comprenons avec plus de clarté que, au centre de toutes les routes par lesquelles l’Eglise de notre temps doit poursuivre sa marche, conformément aux sages orientations de Paul VI 86, il y a une route unique: la route expérimentée depuis des siècles et qui est en même temps la route de l’avenir. Le Christ Seigneur a indiqué cette route surtout lorsque, pour reprendre les termes du Concile, «par l’Incarnation le Fils de Dieu s’est uni d’une certaine manière à tout homme» 87. L’Eglise reconnaît donc son devoir fondamental en agissant de telle sorte que cette union puisse continuellement s’actualiser et se renouveler. L’Eglise désire servir cet objectif unique: que tout homme puisse retrouver le Christ,afin que le Christ puisse parcourir la route de l’existence, en compagnie de chacun, avec la puissance de la vérité sur l’homme et sur le monde contenue dans le mystère de l’Incarnation et de la Rédemption, avec la puissance de l’amour qui en rayonne. Sur la toile de fond des développements toujours croissants au cours de l’histoire, qui semblent se multiplier de façon particulière à notre époque dans le cercle de divers systèmes, conceptions idéologiques du monde et régimes, Jésus-Christ devient, d’une certaine manière, nouvellement présent, malgré l’apparence de toutes ses absences, malgré toutes les limitations de la présence et de l’activité institutionnelle de l’Eglise. Jésus-Christ devient présent avec la puissance de la vérité et avec l’amour qui se sont exprimés en lui avec une plénitude unique et impossible à répéter, bien que sa vie terrestre ait été brève, et plus brève encore son activité publique.

Jésus-Christ est la route principale de l’Eglise. Lui-même est notre route vers «la maison du Père» 88, et il est aussi la route pour tout homme. Sur cette route qui conduit du Christ à l’homme, sur cette route où le Christ s’unit à chaque homme, l’Eglise ne peut être arrêtée par personne. Le bien temporel et le bien éternel de l’homme l’exigent. L’Eglise, par respect du Christ et en raison de ce mystère qui constitue la vie de l’Eglise elle-même, ne peut demeurer insensible à tout ce qui sert au vrai bien de l’homme, comme elle ne peut demeurer indifférente à ce qui le menace. Le Concile Vatican II, en divers passages de ses documents, a exprimé cette sollicitude fondamentale de l’Eglise, afin que la vie en ce monde soit «plus conforme à l’éminente dignité de l’homme» 89 à tous points de vue, pour la rendre «toujours plus humaine» 90.Cette sollicitude est celle du Christ lui-même, le bon Pasteur de tous les hommes. Au nom de cette sollicitude, comme nous le lisons dans la constitution pastorale du Concile, «l’Eglise qui, en raison de sa charge et de sa compétence, ne se confond d’aucune manière avec la communauté politique et n’est liée à aucun système politique, est à la fois le signe et la sauvegarde du caractère transcendant de la personne humaine» 91.

Il s’agit donc ici de l’homme dans toute sa vérité, dans sa pleine dimension. Il ne s’agit pas de l’homme «abstrait», mais réel, de l’homme «concret», «historique». Il s’agit de chaque homme, parce que chacun a été inclus dans le mystère de la Rédemption, et Jésus-Christ s’est uni à chacun, pour toujours, à travers ce mystère. Tout homme vient au monde en étant conçu dans le sein de sa mère et en naissant de sa mère, et c’est précisément à cause du mystère de la Rédemption qu’il est confié à la sollicitude de l’Eglise. Cette sollicitude s’étend à l’homme tout entier et est centrée sur lui d’une manière toute particulière. L’objet de cette profonde attention est l’homme dans sa réalité humaine unique et impossible à répéter, dans laquelle demeure intacte l’image et la ressemblance avec Dieu lui-même 92. C’est ce qu’indique précisément le Concile lorsque, en parlant de cette ressemblance, il rappelle que «l’homme est la seule créature sur terre que Dieu ait voulue pour elle-même» 93. L’homme, tel qu’il est «voulu» par Dieu, «choisi» par Lui de toute éternité, appelé, destiné à la grâce et à la gloire: voilà ce qu’est «tout» homme, l’homme «le plus concret», «le plus réel»; c’est cela, l’homme dans toute la plénitude du mystère dont il est devenu participant en Jésus-Christ et dont devient participant chacun des quatre milliards d’hommes vivant sur notre planète, dès l’instant de sa conception près du coeur de sa mère.

14. Toutes les routes de l’Eglise conduisent a l’homme

L’Eglise ne peut abandonner l’homme, dont le «destin», c’est-à-dire le choix, l’appel, la naissance et la mort, le salut ou la perdition, sont liés d’une manière si étroite et indissoluble au Christ. Et il s’agit bien de chaque homme vivant sur cette planète, sur cette terre que le Créateur a donnée au premier homme, en disant à l’homme et à la femme: «Soumettez-la et dominez-la» 94. Il s’agit de tout homme, dans toute la réalité absolument unique de son être et de son action, de son intelligence et de sa volonté, de sa conscience et de son coeur. L’homme, dans sa réalité singulière (parce qu’il est une «personne»), a une histoire personnelle de sa vie, et surtout une histoire personnelle de son âme. L’homme, conformément à l’ouverture intérieure de son esprit et aussi aux besoins si nombreux et si divers de son corps, de son existence temporelle, écrit cette histoire personnelle à travers quantité de liens, de contacts, de situations, de structures sociales, qui l’unissent aux autres hommes; et cela, il le fait depuis le premier moment de son existence sur la terre, depuis l’instant de sa conception et de sa naissance. L’homme, dans la pleine vérité de son existence, de son être personnel et en même temps de son être communautaire et social _ dans le cercle de sa famille, à l’intérieur de sociétés et de contextes très divers, dans le cadre de sa nation ou de son peuple (et peut-être plus encore de son clan ou de sa tribu), même dans le cadre de toute l’humanité _, cet homme est la première route que l’Eglise doit parcourir en accomplissant sa mission: il est la première route et la route fondamentale de l’Eglise, route tracée par le Christ lui-même, route qui, de façon immuable, passe par le mystère de l’Incarnation et de la Rédemption.

C’est cet homme-là, dans toute la vérité de sa vie, dans sa conscience, dans sa continuelle inclination au péché et en même temps dans sa continuelle aspiration à la vérité, au bien, au beau, à la justice, à l’amour, c’est bien cet homme-là que le Concile Vatican II avait devant les yeux lorsque, décrivant sa situation dans le monde contemporain, il allait toujours des éléments extérieurs de cette situation à la vérité immanente de l’humanité: «C’est en l’homme lui-même que de nombreux éléments se combattent. D’une part, comme créature, il fait l’expérience de ses multiples limites; d’autre part, il se sent illimité dans ses désirs et appelé à une vie supérieure. Sollicité de tant de façons, il est sans cesse contraint de choisir et de renoncer. Pire: faible et pécheur, il accomplit souvent ce qu’il ne veut pas et n’accomplit point ce qu’il voudrait. En somme, c’est en lui-même qu’il souffre division, et c’est de là que naissent au sein de la société tant et de si grandes discordes» 95.

Cet homme est la route de l’Eglise, route qui se déploie, d’une certaine façon, à la base de toutes les routes que l’Eglise doit emprunter, parce que l’homme _ tout homme sans aucune exception _ a été racheté par le Christ, parce que le Christ est en quelque sorte uni à l’homme, à chaque homme sans aucune exception, même si ce dernier n’en est pas conscient: «Le Christ, mort et ressuscité pour tous, offre à l’homme» _ à tout homme et à tous les hommes _ «… lumière et forces pour lui permettre de répondre à sa très haute vocation» 96.

Cet homme étant donc la route de l’Eglise, route de sa vie et de son expérience quotidiennes, de sa mission et de son labeur, l’Eglise de notre temps doit être, de façon toujours universelle, consciente de la situation de l’homme. Elle doit donc être consciente de ses possibilités, qui se manifestent en prenant toujours une nouvelle orientation; l’Eglise doit être en même temps consciente des menaces qui se présentent à l’homme. Elle doit être consciente pareillement de tout ce qui semble contraire à l’effort visant à rendre «la vie humaine toujours plus humaine» 97, afin que tout ce qui compose cette vie corresponde à la vraie dignité de l’homme. En un mot, l’Eglise doit être consciente de tout ce qui est contraire à ce processus.

15. Ce que craint l’homme d’aujourd’hui

Conservant donc bien vivante dans la mémoire l’image que le Concile Vatican II a tracée de manière si perspicace et si autorisée, nous chercherons encore une fois à adapter ce cadre aux «signes des temps», ainsi qu’aux exigences de la situation qui change continuellement tout en évoluant dans des directions déterminées.

L’homme d’aujourd’hui semble toujours menacé par ce qu’il fabrique, c’est-à-dire par le résultat du travail de ses mains, et plus encore du travail de son intelligence, des tendances de sa volonté. D’une manière trop rapide et souvent imprévisible, les fruits de cette activité multiforme de l’homme ne sont pas seulement et pas tant objet d’«aliénation», c’est-à-dire purement et simplement enlevés à celui qui les a produits; mais, partiellement au moins, dans la ligne, même indirecte, de leurs effets, ces fruits se retournent contre l’homme lui-même; ils sont dirigés ou peuvent être dirigés contre lui. C’est en cela que semble consister le chapitre principal du drame de l’existence humaine aujourd’hui, dans sa dimension la plus large et la plus universelle. L’homme, par conséquent, vit toujours davantage dans la peur. Il craint que ses productions, pas toutes naturellement ni dans leur majeure partie, mais quelques-unes et précisément celles qui contiennent une part spéciale de son génie et de sa créativité, puissent être retournées radicalement contre lui-même; il craint qu’elles puissent devenir les moyens et les instruments d’une auto-destruction inimaginable, en face de laquelle tous les cataclysmes et toutes les catastrophes connues dans l’histoire semblent pâlir. Une question doit donc surgir: pour quelle raison ce pouvoir donné à l’homme dès le commencement et qui devait lui permettre de dominer la terre 98 se retourne-t-il contre lui-même, provoquant un état bien compréhensible d’inquiétude, de peur consciente ou inconsciente, de menace qui se communique de diverses manières à toute la famille humaine contemporaine et se manifeste sous toutes sortes d’aspects ?

Cet état de menace pour l’homme, venant de ses productions, se manifeste dans des directions différentes et comporte divers degrés d’intensité. Il semble que nous sommes toujours plus conscients du fait que l’exploitation de la terre, de la planète sur laquelle nous vivons, exige une planification rationnelle et honnête. En même temps, cette exploitation à des fins non seulement industrielles mais aussi militaires, un développement de la technique non contrôlé ni organisé au plan universel et d’une manière authentiquement humaniste, comportent souvent une menace pour le milieu naturel de l’homme, aliènent ce dernier dans ses rapports avec la nature et le détournent d’elle. L’homme semble souvent ne percevoir d’autres significations de son milieu naturel que celles de servir à un usage et à une consommation dans l’immédiat. Au contraire, la volonté du Créateur était que l’homme entre en communion avec la nature comme son «maître» et son «gardien» intelligent et noble, et non comme son «exploiteur» et son «destructeur» sans aucun menagement.

Le développement de la technique, et le développement de la civilisation de notre temps marqué par la maîtrise de la technique, exigent un développement proportionnel de la vie morale et de l’éthique. Ce dernier semble malheureusement rester toujours en arrière. Certes ce progrès est merveilleux et il est difficile de ne pas découvrir aussi en lui des signes authentiques de la grandeur de l’homme, dont la créativité se trouve révélée en germes dans les pages du livre de la Genèse, à commencer par la description de sa création 99; cependant ce même progrès ne peut pas ne pas engendrer de multiples inquiétudes. La première inquiétude concerne la question essentielle et fondamentale: ce progrès, dont l’homme est l’auteur et le défenseur, rend-il la vie humaine sur la terre «plus humaine» à tout point de vue? La rend-il plus «digne de l’homme»? On ne peut douter que sous un certain nombre d’aspects il en est bien ainsi. Cette interrogation, toutefois, revient obstinément sur ce qui est essentiel: l’homme, comme homme, dans le contexte de ce progrès, devient-il véritablement meilleur, c’est-à-dire plus mûr spirituellement, plus conscient de la dignité de son humanité, plus responsable, plus ouvert aux autres, en particulier aux plus démunis et aux plus faibles, plus disposé à donner et à apporter son aide à tous?

C’est la question que les chrétiens doivent se poser, précisément parce que Jésus-Christ les a universellement sensibilisés au problème de l’homme. C’est aussi la même question que tous les hommes doivent se poser, spécialement ceux qui appartiennent aux milieux sociaux qui se consacrent activement au développement et au progrès en notre temps. En observant ces processus et en y participant, nous ne pouvons pas nous laisser prendre par l’euphorie, et pas davantage nous laisser transporter par un enthousiasme unilatéral pour nos conquêtes; mais nous devons tous nous poser, en toute loyauté et en toute objectivité, et avec un grand sens de responsabilité morale, les questions essentielles relatives à la situation de l’homme aujourd’hui et dans l’avenir. Toutes les conquêtes atteintes jusqu’ici, et celles que la technique projette de réaliser à l’avenir, vont-elles de pair avec le progrès moral et spirituel de l’homme? Dans ce contexte, est-ce que l’homme, en tant qu’homme, se développe et progresse, ou est-ce qu’il régresse et se dégrade dans son humanité? Est-ce que chez les hommes, «dans le monde de l’homme», qui est en soi un monde de bien et de mal moral, le bien l’emporte sur le mal? Est-ce que croissent vraiment dans les hommes, entre les hommes, l’amour social, le respect des droits d’autrui _ pour tout homme, nation, peuple _ ou est-ce que croissent au contraire les égoïsmes aux différents niveaux, les nationalismes exagérés au lieu de l’authentique amour de la patrie, et encore la tendance à dominer les autres au-delà de ses propres droits et mérites légitimes, ainsi que la tendance à exploiter l’ensemble du progrès matériel, technique et productif dans le seul but de dominer les autres ou en faveur de tel ou tel impérialisme?

Voilà les interrogations essentielles que l’Eglise ne peut pas ne pas se poser, étant donné que des milliards d’hommes vivant aujourd’hui dans le monde se les posent d’une manière plus ou moins explicite. Le thème du développement et du progrès est sur les lèvres de tous et apparaît sur les colonnes de tous les journaux et publications, dans presque toutes les langues du monde contemporain. N’oublions pas, toutefois, que ce thème ne contient pas seulement des affirmations et des certitudes, mais aussi des questions et des inquiétudes angoissantes. Ces dernières ne sont pas moins importantes que les premières. Elles correspondent à la nature de la conscience humaine, et plus encore au besoin fondamental de la sollicitude de l’homme pour l’homme, pour son humanité même, pour l’avenir des hommes sur la terre. L’Eglise, animée par la foi eschatologique, considère cette sollicitude pour l’homme, pour son humanité, pour l’avenir des hommes sur la terre et donc aussi pour l’orientation de l’ensemble du développement et du progrès, comme un élément essentiel de sa mission, indissolublement lié à celle-ci. Et elle trouve le principe de cette sollicitude en Jésus-Christ lui-même, comme en témoignent les Evangiles. C’est pour cela qu’elle désire accroître continuellement en Lui cette sollicitude, en relisant la situation de l’homme dans le monde d’aujourd’hui à la lumière des signes les plus importants de notre temps.

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