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Redemptor hominis (2e partie)

Imprimer Par Lettre encyclique de Jean-Paul II

16. Progrès ou menace?

Si donc notre temps, le temps de notre génération, ce temps qui est proche de la fin du deuxième millénaire de notre ère chrétienne, se manifeste à nos yeux comme un temps de grand progrès, il apparaît aussi comme un temps de menaces de toutes sortes pour l’homme: l’Eglise doit en parler à tous les hommes de bonne volonté et elle doit toujours dialoguer avec eux à ce sujet. La situation de l’homme dans le monde contemporain semble en effet éloignée des exigences objectives de l’ordre moral, comme des exigences de la justice et, plus encore, de celles de l’amour social. Il ne s’agit ici que de ce qui est exprimé par le premier message adressé à l’homme par le Créateur au moment où il lui confiait la terre, pour qu’il la «soumette» 100. Ce premier message a été confirmé, dans le mystère de la Rédemption, par le Christ Seigneur. Ceci est exprimé par le Concile Vatican II dans les très beaux chapitres de son enseignement sur la «royauté» de l’homme, c’est-à-dire sur sa vocation à participer au service royal _ au munus regale _ du Christ lui-même 101. Le sens fondamental de cette «royauté» et de cette «domination» de l’homme sur le monde visible, qui lui est assignée comme tâche par le Créateur lui-même, consiste dans la priorité de l’éthique sur la technique, dans le primat de la personne sur les choses, dans la supériorité de l’esprit sur la matière.

C’est pour cela qu’il faut suivre attentivement toutes les phases du progrès moderne: il faut, pour ainsi dire, faire de ce point de vue la radiographie de chacune de ses étapes. Il s’agit du développement des personnes et pas seulement de la multiplication des choses dont les personnes peuvent se servir. Il s’agit moins _ comme l’a dit un philosophe contemporain et comme l’a affirmé le Concile _ d’«avoir plus» que d’«être plus» 102. En effet, il existe déjà un danger réel et perceptible: tandis que progresse énormément la domination de l’homme sur le monde des choses, l’homme risque de perdre les fils conducteurs de cette domination, de voir son humanité soumise de diverses manières à ce monde et de devenir ainsi lui-même l’objet de manipulations multiformes _ pas toujours directement perceptibles _ à travers toute l’organisation de la vie communautaire, à travers le système de production, par la pression des moyens de communication sociale. L’homme ne peut renoncer à lui-même ni à la place qui lui est propre dans le monde visible, il ne peut devenir esclave des choses, esclave des systèmes économiques, esclave de la production, esclave de ses propres produits. Une civilisation au profil purement matérialiste condamne l’homme à un tel esclavage, même si, bien sûr, cela arrive parfois à l’encontre des intentions et des principes de ses pionniers. Ce problème se trouve certainement à la base du souci de l’homme qu’ont nos contemporains. Il ne s’agit pas ici de donner seulement une réponse abstraite à la question: qui est l’homme? Mais il s’agit de tout le dynamisme de la vie et de la civilisation. Il s’agit du sens des diverses initiatives de la vie quotidienne, et en même temps, des points de départ de nombreux programmes de civilisation, programmes politiques, économiques, sociaux, étatiques et beaucoup d’autres.

Si nous osons définir la situation de l’homme dans le monde contemporain comme éloignée des exigences objectives de l’ordre moral, éloignée des exigences de la justice et, plus encore, de l’amour social, c’est parce que cela se voit confirmé par des faits et des exemples bien connus qui ont déjà trouvé plus d’une fois leur écho dans les documents pontificaux, conciliaires, synodaux 103. La situation de l’homme à notre époque n’est certainement pas uniforme; elle est différenciée de multiples façons. Ces différences ont leurs causes historiques, mais elles ont aussi une forte résonance éthique. On connaît bien en effet le cadre de la civilisation de consommation qui consiste dans un certain excès des biens nécessaires à l’homme, à des sociétés entières _ et il s’agit ici des sociétés riches et très développées _, tandis que les autres sociétés, au moins de larges couches de celles-ci, souffrent de la faim et que beaucoup de personnes meurent chaque jour d’inanition et de dénutrition. Parallèlement il y a pour les uns un certain abus de la liberté, qui est lié précisément à un appétit de consommation non contrôlé par la morale, et cet abus limite par le fait même la liberté des autres, c’est-à-dire de ceux qui souffrent de déficiences importantes et sont entraînés vers des conditions de misère et d’indigence encore plus fortes.

Cet exemple universellement connu et le contraste auquel se sont référés, dans les documents de leur magistère, les Pontifes de notre siècle, plus récemment Jean XXIII et Paul VI 104, représentent en quelque sorte un gigantesque développement de la parabole biblique du riche qui festoie et du pauvre Lazare 105.

L’ampleur du phénomène met en cause les structures et les mécanismes financiers, monétaires, productifs et commerciaux qui, appuyés sur des pressions politiques diverses, régissent l’économie mondiale: ils s’avèrent incapables de résorber les injustices héritées du passé et de faire face aux défis urgents et aux exigences éthiques du présent. Tout en soumettant l’homme aux tensions qu’il crée lui-même, tout en dilapidant à un rythme accéléré les ressources matérielles et énergétiques, tout en compromettant l’environnement géophysique, ces structures font s’étendre sans cesse les zones de misère et avec elles la détresse, la frustration et l’amertume 106.

Nous sommes ici en face d’un drame dont l’ampleur ne peut laisser personne indifférent. Le sujet qui, d’une part, cherche à tirer le profit maximal et celui qui, d’autre part, paye le tribut des dommages et des injures, est toujours l’homme. Le drame est encore exacerbé par le voisinage des couches sociales privilégiées et des pays de l’opulence qui accumulent les biens de manière excessive et dont la richesse devient très souvent, par son excès même, la cause de troubles divers. A cela s’ajoutent la fièvre de l’inflation et la langueur du chômage, autres symptômes de ce désordre moral que l’on remarque dans la situation mondiale et qui appelle des innovations hardies et créatrices, conformes à la dignité authentique de l’homme 107.

La tâche n’est pas impossible. Le principe de solidarité, au sens large, doit inspirer la recherche efficace d’institutions et de mécanismes appropriés: il s’agit aussi bien de l’ordre des échanges,où il faut se laisser guider par les lois d’une saine compétition, que de l’ordre d’une plus ample et plus immédiate redistribution des richesses et des contrôles sur celles-ci, afin que les peuples en voie de développement économique puissent non seulement satisfaire leurs besoins essentiels, mais aussi se développer progressivement et efficacement.

On n’avancera dans cette voie difficile, dans la voie des indispensables transformations des structures de la vie économique, que moyennant une véritable conversion de l’esprit, de la volonté et du coeur. La tâche requiert l’engagement résolu d’hommes et de peuples libres et solidaires. Trop souvent, on confond la liberté avec l’instinct de l’intérêt individuel ou collectif, ou encore avec l’instinct de lutte et de domination, quelles que soient les couleurs idéologiques dont on le teinte. Il est bien certain que ces instincts existent et agissent, mais il n’y aura de possibilité d’économie vraiment humaine que s’ils sont assumés, orientés et maîtrisés par les forces les plus profondes qui se trouvent dans l’homme et qui déterminent la vraie culture des peuples. C’est précisément de ces sources que doit naître l’effort dans lequel s’exprimera l’authentique liberté humaine et qui sera capable d’assurer celle-ci dans le domaine économique aussi. La croissance économique, avec tout ce qui appartient seulement à son mode d’action propre et adéquat, doit être constamment planifiée et réalisée à l’intérieur d’une perspective de développement plénier et solidaire des hommes et des peuples, comme le rappelait avec force mon prédécesseur Paul VI dans Populorum progressio; sans quoi, la seule catégorie de «progrès économique» devient une catégorie supérieure qui subordonne toute l’existence humaine à ses exigences partiales, étouffe l’homme, disloque les sociétés et finit par s’enliser elle-même dans ses contradictions et ses propres excès.

Il est possible de remplir ce devoir; les faits avérés et les résultats qu’il est difficile d’énumérer ici d’une manière plus analytique en témoignent. Une chose, en tout cas, est certaine: il faut mettre, accepter et approfondir, à la base de cet effort gigantesque, le sens de la responsabilité morale que l’homme doit assumer. Encore et toujours: l’homme. Nous voici encore une fois renvoyés à la responsabilité morale, dont le sujet n’est autre que l’homme. Pour nous chrétiens, une telle responsabilité devient particulièrement évidente, lorsque nous évoquons _ et il faut toujours la rappeler _ la scène du jugement dernier, selon les paroles du Christ rapportées par l’Evangile de Matthieu 108.

Cette scène eschatologique doit toujours être appliquée à l’histoire de l’homme, elle doit toujours être prise comme «mesure» des actes humains, comme un schéma essentiel d’examen de conscience pour chacun et pour tous: «J’avais faim, et vous ne m’avez pas donné à manger…; j’étais nu et vous ne m’avez pas vêtu…; j’étais en prison et vous n’êtes pas venu me voir» 109. Ces paroles prennent davantage encore valeur d’avertissement si nous pensons que, au lieu du pain et de l’aide culturelle aux nouveaux Etats et aux nouvelles nations qui s’éveillent à la vie de l’indépendance, on offre parfois en abondance des armes modernes et des moyens de destruction, mis au service de conflits armés et de guerres qui sont moins une exigence de la défense de leurs justes droits et de leur souveraineté qu’une forme de chauvinisme, d’impérialisme, de néo-colonialisme en tout genre. Tout le monde sait bien que les zones de misère ou de faim qui existent sur notre globe auraient pu être «fertilisées» en un bref laps de temps, si les investissements phénoménaux consacrés aux armements pour servir à la guerre et à la destruction avaient été changés en investissements consacrés à la nourriture pour servir à la vie.

Peut-être cette considération demeurera-t-elle partiellement «abstraite», peut-être offrira-t-elle l’occasion, à l’une ou à l’autre «partie», de s’accuser réciproquement en oubliant chacune ses propres fautes. Peut-être provoquera-t-elle encore de nouvelles accusations contre l’Eglise. Celle-ci, cependant, ne disposant pas d’autres armes que celles de l’esprit, de la parole et de l’amour, ne peut renoncer à annoncer «la parole… à temps et à contretemps» 110. C’est pourquoi elle ne cesse de demander à chacune des deux parties et de demander à tous au nom de Dieu et au nom de l’homme: ne tuez pas! Ne préparez pas pour les hommes destructions et exterminations! Pensez à vos frères qui souffrent de la faim et de la misère! Respectez la dignité et la liberté de chacun!

17. Droits de l’homme: «lettre» ou «esprit»?

Notre siècle a été jusqu’ici un siècle de grands désastres pour l’homme, de grandes dévastations, non seulement matérielles, mais encore morales, et peut-être surtout morales. Certes, il n’est pas facile de comparer sous cet aspect les époques et les siècles, car cela dépend aussi des critères historiques qui changent. Néanmoins, sans appliquer ces comparaisons, il faut pourtant constater que ce siècle a été jusqu’ici un siècle où les hommes se sont préparés pour eux-mêmes beaucoup d’injustices et de souffrances. Ce processus a-t-il été vraiment freiné? En tout cas on ne peut s’empêcher de rappeler ici, avec des sentiments d’estime pour le passé et de profonde espérance pour l’avenir, le magnifique effort accompli pour donner vie à l’Organisation des Nations Unies, effort qui tend à définir et à établir les droits objectifs et inviolables de l’homme, en obligeant les Etats membres à une rigoureuse observance de ces droits, avec réciprocité. Cet engagement a été accepté et ratifié par presque tous les Etats d’aujourd’hui, et cela devrait constituer une garantie permettant aux droits de l’homme de devenir, dans le monde entier, un principe fondamental des efforts accomplis pour le bien de l’homme.

L’Eglise n’a pas besoin de réaffirmer à quel point ce problème est lié de façon étroite à sa mission dans le monde contemporain. Il est en effet à la base même de la paix sociale et internationale, comme l’ont déclaré à ce sujet Jean XXIII, le Concile Vatican II, puis Paul VI dans des documents qui ont traité le sujet en détail. En définitive, la paix se réduit au respect des droits inviolables de l’homme _ opus iustitiae pax _ , tandis que la guerre naît de la violation de ces droits et entraîne encore de plus graves violations de ceux-ci. Si les droits de l’homme sont violés en temps de paix, cela devient particulièrement douloureux; du point de vue du progrès, cela représente un phénomène incompréhensible de lutte contre l’homme, et ce fait ne peut en aucune façon s’accorder avec quelque programme que ce soit qui se définisse «humaniste». Et quel programme social, économique, politique, culturel pourrait renoncer à cette définition? Nous nourrissons la profonde conviction qu’il n’y a aujourd’hui dans le monde aucun programme qui, même avec des idéologies opposées quant à la conception du monde, ne mette l’homme au premier plan.

Or, si malgré de telles prémisses les droits de l’homme sont violés de différentes façons, si, en fait, nous sommes témoins des camps de concentration, de la violence, de la torture, du terrorisme et de multiples discriminations, ce doit être une conséquence des autres prémisses qui minent ou même souvent annulent en quelque sorte l’efficacité des prémisses humanistes de ces programmes et systèmes modernes. Le devoir s’impose alors nécessairement de soumettre ces programmes à une continuelle révision à partir des droits objectifs et inviolables de l’homme.

La Déclaration de ces droits et aussi l’institution de l’Organisation des Nations Unies ne se limitaient certainement pas à vouloir rompre avec les horribles expériences de la dernière guerre mondiale, mais elles visaient aussi à créer la base d’une révision continuelle des programmes, des systèmes, des régimes, précisément à partir de ce point de vue unique et fondamental qu’est le bien de l’homme _ disons de la personne dans la communauté _ et qui, comme facteur fondamental du bien commun, doit constituer le critère essentiel de tous les programmes, systèmes et régimes. Dans le cas contraire, la vie humaine, même en période de paix, est condamnée à des souffrances diverses, et en même temps ces souffrances sont accompagnées d’un développement de formes variées de domination, de totalitarisme, de néo-colonialisme, d’impérialisme, qui menacent aussi les rapports entre les nations. En vérité,c’est un fait significatif, et confirmé à bien des reprises par les expériences de l’histoire, que la violation des droits de l’homme va de pair avec la violation des droits de la nation, avec laquelle l’homme est uni par des liens organiques, comme avec une famille agrandie.

Dès la première moitié de ce siècle, dans la période où se développaient divers totalitarismes d’Etat qui _ on ne le sait que trop _ conduisirent à l’horrible catastrophe de la guerre, l’Eglise avait déjà clairement précisé sa position en face de ces régimes qui agissaient apparemment pour un bien supérieur, à savoir le bien de l’Etat, alors que l’histoire devait démontrer au contraire qu’il s’agissait seulement du bien d’un parti déterminé qui s’identifiait avec l’Etat 111. En réalité ces régimes avaient réduit les droits des citoyens en refusant de leur reconnaître les droits inviolables de l’homme qui, au milieu de notre siècle, ont obtenu leur formulation au plan international. En partageant la joie de cette conquête avec tous les hommes de bonne volonté, avec tous les hommes qui aiment vraiment la justice et la paix, l’Eglise, consciente que la «lettre» seule peut tuer, tandis que seul «l’esprit donne la vie» 112, doit s’unir à ces hommes de bonne volonté pour demander sans cesse si la Déclaration des droits de l’homme et l’acceptation de leur «lettre» signifient partout également la réalisation de leur «esprit». Il surgit en effet la crainte fondée que très souvent nous ne soyons encore loin de cette réalisation et que parfois l’esprit de la vie sociale et publique ne se trouve dans une douloureuse opposition avec la «lettre» des droits de l’homme telle qu’elle figure dans la Déclaration. Cet état de choses, lourd de conséquences pour les diverses sociétés, gréverait particulièrement, au regard de ces sociétés et de l’histoire de l’homme, la responsabilité de ceux qui contribuent à l’établir.

Le sens fondamental de l’Etat comme communauté politique consiste en ce que la société qui le compose, le peuple, est maître de son propre destin. Ce sens n’est pas réalisé si, au lieu d’un pouvoir exercé avec la participation morale de la société ou du peuple, nous sommes témoins d’un pouvoir imposé par un groupe déterminé à tous les autres membres de cette société. Ces choses sont essentielles à notre époque où la conscience sociale des hommes s’est énormément accrue et, en même temps qu’elle, le besoin d’une participation correcte des citoyens à la vie de la communauté politique, compte tenu des conditions réelles de chaque peuple et de la nécessité d’une autorité publique suffisamment forte 113. Ce sont là des problèmes de première importance en ce qui concerne le progrès de l’homme lui-même et le développement global de son humanité.

L’Eglise a toujours enseigné le devoir d’agir pour le bien commun et, ce faisant, elle a éduqué aussi de bons citoyens pour chaque Etat. Elle a en outre toujours enseigné que le devoir fondamental du pouvoir est la sollicitude pour le bien commun de la société; de là dérivent ses droits fondamentaux. Au nom de ces prémisses relatives à l’ordre éthique objectif, les droits du pouvoir ne peuvent être entendus que sur la base du respect des droits objectifs et inviolables de l’homme. Ce bien commun, au service duquel est l’autorité dans l’Etat, ne trouve sa pleine réalisation que lorsque tous les citoyens sont assurés de leurs droits. Autrement on arrive à la désagrégation de la société, à l’opposition des citoyens à l’autorité, ou alors à une situation d’oppression, d’intimidation, de violence, de terrorisme, dont les totalitarismes de notre siècle nous ont fourni de nombreux exemples. C’est ainsi que le principe des droits de l’homme touche profondément le secteur de la justice sociale et devient la mesure qui en permet une vérification fondamentale dans la vie des organismes politiques.

Parmi ces droits, on compte à juste titre le droit à la liberté religieuse à côté du droit à la liberté de conscience. Le Concile Vatican II a estimé particulièrement nécessaire l’élaboration d’une déclaration plus étendue sur ce thème. C’est le document qui s’intitule Dignitatis humanae 114: on y trouve exprimées non seulement la conception théologique du problème, mais encore la conception qui part du droit naturel, c’est-à-dire d’un point de vue «purement humain», sur la base des prémisses dictées par l’expérience même de l’homme, par sa raison et par le sens de sa dignité. Certes la limitation de la liberté religleuse des personnes et des communautés n’est pas seulement une douloureuse expérience pour elles, mais elle atteint avant tout la dignité même de l’homme, indépendamment de la religion que ces personnes ou ces communautés professent ou de la conception du monde qu’elles ont. La limitation de la liberté religieuse et sa violation sont en contradiction avec la dignité de l’homme et avec ses droits objectifs. Le document conciliaire cité plus haut dit assez clairement en quoi consiste une telle limitation et une telle violation de la liberté religieuse. Sans aucun doute, nous nous trouvons dans ce cas en face d’une injustice radicale affectant ce qui est particulièrement profond dans l’homme, ce qui est authentiquement humain. De fait, même le phénomène de l’incrédulité, de l’attitude areligieuse et de l’athéisme, comme phénomène humain, ne se comprend qu’en relation avec le phénomène de la religion et de la foi. Il est par conséquent difficile, même d’un point de vue «purement humain», d’accepter une position selon laquelle seul l’athéisme a droit de cité dans la vie publique et sociale, tandis que les croyants, comme par principe, sont à peine tolérés, ou encore traités comme citoyens de «catégorie» inférieure et finalement _ ce qui est déjà arrivé _ totalement privés de leurs droits de citoyens.

Il faut, même brièvement, traiter également ce thème, car il rentre lui aussi dans l’ensemble complexe des situations de l’homme dans le monde actuel, et il témoigne lui aussi à quel point cette situation est grevée de préjugés et d’injustices de tout genre. Si nous nous abstenons d’entrer dans les détails en ce domaine _ et nous aurions un droit et un devoir spécial de le faire _, c’est avant tout parce que, unis à tous ceux qui souffrent de la discrimination et de la persécution pour le nom de Dieu, nous sommes guidés par la foi en la force rédemptrice de la croix du Christ. Cependant, en vertu de ma charge, je désire, au nom de tous les croyants du monde entier, m’adresser à ceux dont dépend de quelque manière l’organisation de la vie sociale et publique, en leur demandant instamment de respecter les droits de la religion et de l’activité de l’Eglise. On ne demande aucun privilège, mais le respect d’un droit élémentaire. La réalisation de ce droit est l’un des tests fondamentaux pour vérifíer le progrès authentique de l’homme en tout régime, dans toute société, système ou milieu.

IV. LA MISSION DE L’EGLISE ET LE DESTIN DE L’HOMME

18. La sollicitude de l’Eglise pour la vocation de l’homme dans le Christ

Ce regard nécessairement sommaire sur la situation de l’homme dans le monde contemporain nous amène à tourner davantage nos pensées et nos coeurs vers Jésus-Christ, vers le mystère de la Rédemption, dans lequel le problème de l’homme est inscrit avec une force spéciale de vérité et d’amour. Si le Christ «s’est en quelque sorte uni lui-même à tout homme» 115, l’Eglise, en pénétrant dans l’intimité de ce mystère, dans son langage riche et universel, vit aussi plus profondément sa nature et sa mission. Ce n’est pas en vain que l’Apôtre parle du Corps du Christ qu’est l’Eglise 116. Si ce Corps mystique du Christ est le peuple de Dieu _ comme dira par la suite le Concile Vatican II en se fondant sur toute la tradition biblique et patristique _, cela signifie que tout homme est dans ce Corps pénétré par le souffle de vie qui vient du Christ. En ce sens également se tourner vers l’homme, vers ses problèmes réels, vers ses espérances et ses souffrances, ses conquêtes et ses chutes, fait que l’Eglise elle-même comme corps, comme organisme, comme unité sociale, perçoit les impulsions divines, les lumières et les forces de l’Esprit Saint qui proviennent du Christ crucifié et ressuscité, et c’est là précisément la raison d’être de sa vie. L’Eglise n’a pas d’autre vie que celle que lui donne son Epoux et Seigneur. En effet, parce que le Christ s’est uni à elle dans son ministère de Rédemption, l’Eglise doit être fortement unie à chaque homme.

Cette union du Christ avec l’homme est en elle-même un mystère dont naît l’«homme nouveau», appelé à participer à la vie de Dieu 117, créé à nouveau dans le Christ et élevé à la plénitude de la grâce et de la vérité 118. Son union avec le Christ fait la force de l’homme et est la source de cette force, selon l’expression incisive de saint Jean dans le prologue de son Evangile: «Le Verbe a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu» 119. Voilà la force qui transforme intérieurement l’homme, comme principe d’une vie nouvelle qui ne disparaît ni ne passe, mais qui dure pour la vie éternelle 120. Cette vie promise et offerte à chaque homme par le Père en Jésus-Christ, Fils unique et éternel, incarné et né de la Vierge Marie «quand vint la plénitude du temps» 121, est l’accomplissement final de la vocation de l’homme. C’est en quelque sorte l’accomplissement de ce «destin» que Dieu lui a préparé de toute éternité. Ce «destin divin» suit son cours par-delà toutes les énigmes, les inconnues, les méandres, les détours du «destin humain» dans le monde temporel. Si en effet tout ceci conduit par une nécessité inévitable, malgré la richesse de la vie temporelle, jusqu’aux confins de la mort et à la destruction du corps humain, le Christ nous apparaît au-delà de cette frontière. «Je suis la résurrection et la vie; celui qui croit en moi… ne mourra pas pour toujours» 122. En Jésus-Christ crucifié, déposé dans le sépulcre et ensuite ressuscité, «resplendit pour nous l’espérance de la résurrection bienheureuse…, la promesse de l’immortalité future» 123, vers laquelle s’en va l’homme à travers la mort du corps, en partageant avec toutes les créatures visibles cette nécessité à la quelle la matière est soumise. Nous cherchons à approfondir toujours davantage le langage de cette vérité que le Rédempteur de l’homme a enfermée dans cette phrase: «C’est l’Esprit qui donne la vie, la chair ne sert de rien» 124. Ces paroles, malgré les apparences, expriment la plus haute affirmation de l’homme: l’affirmation du corps, que l’Esprit vivifie!

L’Eglise vit cette réalité, vit de cette vérité sur l’homme qui lui permet de franchir les frontières de la temporalité et en même temps de penser avec une sollicitude et un amour particuliers à tout ce qui, dans les dimensions de cette temporalité, a une répercussion sur la vie de l’homme, sur la vie de l’esprit humain où s’exprime l’inquiétude permanente dont parle saint Augustin: «Tu nous as faits pour Toi, Seigneur, et notre coeur est inquiet jusqu’à ce qu’il repose en Toi» 125. Dans cette inquiétude créative palpite tout ce qui est profondément humain: la recherche de la vérité, l’insatiable nécessité du bien, la faim de la liberté, la nostalgie du beau, la voix de la conscience. L’Eglise, cherchant à regarder l’homme comme «avec les yeux du Christ lui-même», prend toujours davantage conscience d’être la gardienne d’un grand trésor qu’elle n’a pas le droit de gaspiller, mais qu’elle doit continuellement accroître. De fait le Seigneur Jésus a dit: «Qui n’amasse pas avec moi dissipe» 126. Ce trésor de l’humanité, enrichi de l’ineffable mystère de la filiation divine 127, de la grâce d’«adoption de fils» 128 dans le Fils Unique de Dieu par lequel nous disons à Dieu «Abba, Père» 129, est en même temps une force puissante qui unifie l’Eglise surtout de l’intérieur, et donne un sens à toute son activité. Par cette force, l’Eglise s’unit à l’Esprit du Christ, à cet Esprit Saint que le Rédempteur avait promis, qu’il communique sans cesse et dont la venue, manifestée le jour de la Pentecôte, dure toujours. Ainsi se révèlent dans les hommes les forces de l’Esprit 130, les dons de l’Esprit 131, les fruits de l’Esprit Saint 132. Et l’Eglise de notre temps semble répéter avec une ferveur toujours plus grande et une sainte insistance: «Viens, Esprit Saint!». Viens! Viens! «Lave ce qui est souillé! Baigne ce qui est aride! Guéris ce qui est blessé! Assouplis ce qui est raide! Réchauffe ce qui est froid! Rends droit ce qui est faussé!» 133.

Cette supplication à l’Esprit Saint, visant à obtenir l’Esprit, est la réponse à tous les «matérialismes» de notre époque. Ce sont eux qui font naître tant de formes d’insatiabilité du coeur humain. Cette supplication se fait sentir de divers côtés et elle semble porter des fruits de bien des manières. Peut-on dire que l’Eglise n’est pas seule dans cette supplication? Oui, on peut le dire, parce que «le besoin» de ce qui est spirituel est exprimé également par des personnes qui se trouvent hors des frontières visibles de l’Eglise 134.

Cela n’est-il pas confirmé par cette vérité sur l’Eglise, mise en évidence avec tant d’acuité par le récent Concile dans la constitution dogmatique Lumen gentium, là où il enseigne que l’Eglise est «sacrement, c’est-à-dire à la fois le signe et le moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain» 135? Cette invocation à l’Esprit et par l’Esprit n’est autre qu’une façon constante de pénétrer dans la pleine dimension du mystère de la Rédemption, selon lequel le Christ, uni au Père et avec tout homme, nous communique continuellement cet Esprit qui met en nous les sentiments du Fils et nous tourne vers le Père 136. C’est pour cette raison que l’Eglise de notre époque _ époque particulièrement affamée d’Esprit parce qu’affamée de justice, de paix, d’amour, de bonté, de force, de responsabilité, de dignité humaine _ doit se concentrer et se réunir autour de ce Mystère, en retrouvant en lui la lumière et la force indispensable à sa propre mission. Si en effet, comme il a été dit précédemment, l’homme est la route de la vie quotidienne de l’Eglise, il est nécessaire que l’Eglise elle-même soit toujours consciente de la dignité de l’adoption divine que l’homme obtient dans le Christ par la grâce de l’Esprit Saint 137, et consciente de sa destination à la grâce et à la gloire 138. En reprenant toujours la réflexion sur tout ceci, en l’acceptant avec une foi toujours plus consciente et avec un amour toujours plus ferme, l’Eglise se rend dès lors plus capable de ce service de l’homme auquel le Christ Seigneur l’appelle quand il dit: «Le Fils de l’homme… n’est pas venu pour être servi, mais pour servir» 139. L’Eglise exerce ce ministère en participant à «la triple fonction» qui est proprement celle de son Maître et Rédempteur. Cette doctrine, avec son fondement biblique, a été mise en lumière par le Concile Vatican II, au grand profit de la vie de l’Eglise. Lorsque, en effet, nous devenons conscients de la participation à la triple mission du Christ, à sa triple fonction _ sacerdotale, prophétique et royale 140 _, nous devenons également plus conscients de ce à quoi doit servir toute l’Eglise, en tant que société et communauté du peuple de Dieu sur la terre, et nous comprenons aussi quelle doit être la participation de chacun d’entre nous à cette mission et à ce service.

19. L’Eglise responsable de la vérité

Ainsi, à la lumière de la doctrine du Concile Vatican II, l’Eglise apparaît à nos yeux comme étant socialement sujet de responsabilité à l’égard de la vérité divine. C’est avec une profonde émotion que nous écoutons le Christ lui-même lorsqu’il déclare: «La parole que vous entendez n’est pas la mienne, mais elle est celle du Père qui m’a envoyé» 141. Dans cette affirmation de notre Maître, ne doit-on pas voir cette responsabilité à l’égard de la vérité révélée, qui est «propriété» de Dieu seul, puisque même Lui, le «Fils unique» qui vit «dans le sein du Père» 142 sent le besoin, lorsqu’il la transmet comme prophète et maître, de souligner qu’il agit dans une fidélité entière à la source divine de la vérité? La même fidélité doit être une qualité constitutive de la foi de l’Eglise, soit qu’elle enseigne, soit qu’elle professe cette foi. Celle-ci, en tant que vertu surnaturelle spécifique infusée dans l’esprit humain, nous fait participer à la connaissance de Dieu en réponse à sa Parole révélée. C’est pourquoi il est nécessaire que l’Eglise, lorsqu’elle professe et enseigne la foi, adhère étroitement à la vérité divine 143 et que cela se traduise par une attitude vécue de soumission conforme à la raison 144. Le Christ lui-même, pour garantir la fidélité à la vérité divine, a promis à l’Eglise l’assistance spéciale de l’Esprit de vérité; il a donné le don de l’infaillibilité 145 à ceux auxquels il a confié la charge de transmettre cette vérité et de l’enseigner 146_ comme le premier Concile du Vatican l’avait déjà clairement défini 147 et comme le Concile Vatican II l’a réaffirmé à sa suite 148 _ et il a doté en outre le peuple de Dieu tout entier d’un sens particulier de la foi 149.

En conséquence, nous sommes devenus participants de cette mission du Christ prophète et, en vertu de la même mission, nous sommes avec lui au service de la vérité divine dans l’Eglise. La responsabilité envers cette vérité signifie aussi que nous devons l’aimer, en chercher la compréhension la plus exacte, de manière à la rendre plus accessible à nous-mêmes et aux autres dans toute sa force salvifique, dans sa splendeur, dans sa profondeur et en même temps dans sa simplicité. Cet amour et cette aspiration à comprendre la vérité doivent progresser ensemble, comme le montre l’histoire des saints de l’Eglise. Ils étaient les plus éclairés par la lumière authentique qui reflète la vérité divine et approche la réalité même de Dieu, parce qu’ils abordaient cette vérité avec vénération et amour: amour avant tout pour le Christ, Verbe vivant de la vérité divine, et en même temps amour envers son expression humaine dans l’Evangile, dans la tradition, dans la théologie. Aujourd’hui aussi, il est nécessaire d’avoir avant tout une telle compréhension et une telle interprétation de la Parole divine; il est nécessaire d’avoir une telle théologie. La théologie a toujours eu et continue d’avoir une grande importance pour que l’Eglise, Peuple de Dieu, puisse participer d’une manière créatrice et féconde à la mission prophétique du Christ. C’est pourquoi les théologiens qui, en tant que serviteurs de la vérité divine, consacrent leurs études et leurs travaux à une compréhension toujours plus pénétrante de celle-ci, ne peuvent jamais perdre de vue la signification de leur service ecclésial, signification contenue dans le concept de l’intellectus fidei. Ce concept a une fonction pour ainsi dire bilatérale, conformément à l’expression intellege ut credas – crede ut intellegas 150, et il est utilisé correctement lorsque les théologiens cherchent à servir le Magistère, confié dans l’Eglise aux évêques unis par le lien de la communion hiérarchique avec le Successeur de Pierre, et encore lorsqu’ils se mettent au service de leur souci de l’enseignement et de la pastorale, tout comme aussi lorsqu’ils se mettent au service des engagements apostoliques de tout le peuple de Dieu.

Comme aux époques précédentes, et peut-être plus encore aujourd’hui, les théologiens et tous les hommes de science de l’Eglise sont appelés à unir la foi à la science et à la sagesse pour contribuer à leur compénétration réciproque, comme nous le lisons dans la prière liturgique pour la fête de saint Albert, Docteur de l’Eglise. Cet engagement s’est énormément développé aujourd’hui en raison du progrès du savoir humain, de ses méthodes et de ses conquêtes dans la connaissance du monde et de l’homme. Ceci concerne aussi bien les sciences exactes que les sciences humaines comme aussi la philosophie, dont les liens étroits avec la théologie ont été rappelés par le Concile Vatican II 151.

Dans ce domaine de la connaissance humaine qui s’étend et se différencie continuellement, la foi doit elle aussi s’approfondir constamment, en mettant en lumière l’ampleur du mystère révélé et en tendant à la compréhension de la vérité qui a en Dieu sa source unique et suprême. S’il est permis _ et il faut même le souhaiter _ que le travail énorme à accomplir en ce sens prenne en considération un certain pluralisme méthodologique, un tel travail ne peut pas cependant s’éloigner de l’unité fondamentale dans l’enseignement de la foi et de la morale, qui est sa fin propre. C’est pourquoi une collaboration étroite de la théologie avec le Magistère est indispensable. Tout théologien doit être particulièrement conscient de ce que le Christ lui-même a exprimé lorsqu’il a dit: «La parole que vous entendez n’est pas de moi mais du Père qui m’a envoyé» 152. Personne ne peut donc faire de la théologie comme si elle consistait simplement à faire un exposé de ses idées personnelles; mais chacun doit être conscient de demeurer en union étroite avec la mission d’enseigner la vérité, dont l’Eglise est responsable.

La participation à la fonction prophétique du Christ modèle la vie de toute l’Eglise selon sa dimension fondamentale. Une participation particulière à cette fonction revient aux Pasteurs de l’Eglise, qui enseignent et qui, continuellement et de diverses manières, annoncent et transmettent la doctrine de la foi et de la morale chrétienne. Cet enseignement, sous son aspect missionnaire ou sous son aspect ordinaire, contribue à unir le peuple de Dieu autour du Christ, prépare à la participation à l’Eucharistie, indique les voies de la vie sacramentelle. Le Synode des Evêques de 1977 a consacré une attention particulière à la catéchèse dans le monde contemporain et le fruit de ses délibérations, de ses expériences et de ses suggestions trouvera d’ici peu son expression dans un document pontifical, conformément à la proposition faite par les membres du Synode. La catéchèse constitue, c’est bien certain, une forme à la fois permanente et fondamentale de l’activité de l’Eglise, dans laquelle se manifeste son charisme prophétique: témoignage et enseignement vont de pair. Bien qu’on parle ici en premier lieu des prêtres, il est impossible de ne pas rappeler aussi le grand nombre de religieux et de religieuses qui s’adonnent à l’activité catéchétique par amour de leur divin Maître. Il serait difficile aussi de ne pas mentionner tant de laïcs qui trouvent dans cette activité l’expression de leur foi et de leur responsabilité apostolique.

En outre, il faut viser toujours davantage à ce que les diverses formes de catéchèse, en ses différents domaines _ à commencer par cette forme fondamentale qu’est la catéchèse «familiale», c’est-à-dire la catéchèse faite par les parents à leurs propres enfants _, manifestent la participation universelle de tout le peuple de Dieu à la fonction prophétique du Christ lui-même. En fonction de cela, il faut que la responsabilité de l’Eglise envers la vérité divine se trouve partagée par tous, toujours davantage, et de bien des manières. Et que dire ici des spécialistes des diverses disciplines, des scientifiques, des littéraires, des médecins, des juristes, des artistes et des techniciens, des enseignants de tous niveaux et de toutes spécialités? Tous, en tant que membres du peuple de Dieu, ils ont leur rôle propre dans la mission prophétique du Christ, dans son service de la vérité divine, y compris à travers leur approche honnête de la vérité en tout domaine, dans la mesure où ils forment autrui à la vérité et lui enseignent à grandir dans l’amour et la justice. Ainsi, le sens de la responsabilité à l’égard de la vérité est un des points fondamentaux de rencontre de l’Eglise avec chaque homme, et il est de même l’une des exigences fondamentales qui déterminent la vocation de l’homme dans la communauté ecclésiale. L’Eglise de notre temps, guidée par le sens de sa responsabilité envers la vérité, doit persévérer dans la fidélité à sa propre nature, à laquelle se rapporte la mission prophétique reçue du Christ: «Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie… Recevez le Saint-Esprit».

20. Eucharistie et pénitence

Dans le mystère de la Rédemption, c’est-à-dire dans l’oeuvre de salut accomplie par le Christ, l’Eglise ne participe pas seulement à la bonne nouvelle de son Maître par sa fidélité à sa parole et le service de la vérité, mais elle participe également, par sa soumission pleine d’espérance et d’amour, à la force de son action rédemptrice, qu’il a exprimée et placée dans les sacrements, principalement dans l’Eucharistie 154. Celle-ci est le centre et le sommet de toute la vie sacramentelle par laquelle chaque chrétien reçoit la force salvifique de la Rédemption, en commençant par le mystère du baptême par lequel nous sommes plongés dans la mort du Christ pour devenir participants de sa résurrection 155, comme l’enseigne l’Apôtre. A la lumière de cette doctrine, on voit encore mieux la raison pour laquelle toute la vie sacramentelle de l’Eglise et de chaque chrétien atteint son sommet et sa plénitude dans l’Eucharistie. Dans ce sacrement, en effet, le mystère du Christ s’offrant lui-même en sacrifice au Père sur l’autel de la croix se renouvelle continuellement de par sa volonté: sacrifice que le Père a accepté, échangeant le don total de son Fils, qui s’est fait «obéissant jusqu’à la mort» 156, avec son propre don paternel, c’est-à-dire avec le don de la vie nouvelle et immortelle dans la résurrection, car le Père est la source première de la vie et celui qui la donne depuis le commencement. Cette vie nouvelle, qui implique la glorification corporelle du Christ crucifié, est devenue signe efficace du don nouveau fait à l’humanité: ce don est l’Esprit Saint grâce auquel la vie divine que le Père a en lui et qu’il donne à son Fils 157 se trouve communiquée à tous les hommes qui sont unis au Christ.

L’Eucharistie est le sacrement le plus parfait de cette union. En célébrant l’Eucharistie et en y participant, nous sommes unis au Christ terrestre et céleste qui intercède pour nous auprès du Père 158, mais nous ne sommes unis à Lui qu’à travers l’acte rédempteur de son sacrifice par lequel il nous a rachetés de manière telle que nous avons été «achetés à grand prix» 159. Le «grand prix» de notre Rédemption montre tout à la fois la valeur que Dieu lui-même attribue à l’homme et notre dignité dans le Christ. En devenant «fils de Dieu» 160, fils adoptifs 161, nous devenons en même temps à sa ressemblance «un royaume de prêtres», nous recevons «le sacerdoce royal» 162, c’est-à-dire que nous participons à cette unique et irréversible restitution de l’homme et du monde au Père que Lui, à la fois Fils éternel 163 et homme véritable, a accomplie une fois pour toutes. L’Eucharistie est le sacrement dans lequel s’exprime le plus complètement notre être nouveau; en lui aussi le Christ lui-même, continuellement et de façon toujours nouvelle, «rend témoignage» dans l’Esprit Saint à notre esprit 164 que chacun de nous, en tant que participant au mystère de la Rédemption, a accès aux fruits de la réconciliation filiale avec Dieu 165 qu’Il a lui-même réalisée et qu’il réalise toujours parmi nous par le ministère de l’Eglise.

C’est une vérité essentielle, non seulement doctrinale mais existentielle, que l’Eucharistie construit l’Eglise 166, et elle la construit comme communauté authentique du peuple de Dieu, comme assemblée des fidèles, marquée par ce caractère d’unité auquel participèrent les Apôtres et les premiers disciples du Seigneur. L’Eucharistie construit toujours de nouveau cette communauté et cette unité; elle la construit et la régénère toujours à partir du sacrifice du Christ, parce qu’elle commémore sa mort sur la croix 167, qui a été le prix dont il nous a rachetés. C’est pourquoi nous touchons pour ainsi dire dans l’Eucharistie le mystère même du Corps et du Sang du Seigneur, comme en témoignent les paroles de l’institution qui sont devenues, en vertu de celle-ci, les paroles de la célébration perpétuelle de l’Eucharistie par ceux qui sont appelés à ce ministère dans l’Eglise.

L’Eglise vit de l’Eucharistie, elle vit de la plénitude de ce sacrement dont la signification et le contenu admirables ont souvent trouvé leur expression dans le magistère de l’Eglise depuis les temps les plus anciens jusqu’à nos jours 168. Et pourtant, nous pouvons dire avec certitude que cet enseignement, mis en valeur avec pénétration par les théologiens, par les hommes de foi profonde et de prière, par les ascètes et les mystiques dans leur fidélité totale au mystère eucharistique, demeure pratiquement sur le seuil, parce qu’il est incapable de saisir et de traduire en paroles ce qu’est l’Eucharistie dans sa plénitude, ce qu’elle exprime et ce qui se réalise en elle. Elle est, au sens propre, le sacrement ineffable! L’engagement essentiel, et par-dessus tout la grâce visible et jaillissante de la force surnaturelle de l’Eglise comme peuple de Dieu, consiste à persévérer et à progresser constamment dans la vie eucharistique, dans la piété eucharistique, à se développer spirituellement dans le climat de l’Eucharistie. A plus forte raison, il n’est donc pas permis, dans notre manière de penser, de vivre et d’agir, d’enlever à ce Sacrement qui est vraiment très saint sa dimension totale et sa signification essentielle. Il est en même temps sacrement et sacrifice, sacrement et communion, sacrement et présence. Et bien qu’il soit vrai que l’Eucharistie fut toujours et doit être encore la révélation la plus profonde et la célébration la meilleure de la fraternité humaine des disciples du Christ et de ceux qui lui rendent témoignage, elle ne peut pas être traitée seulement comme une «occasion» de manifester cette fraternité. Dans la célébration du sacrement du Corps et du Sang du Seigneur, il faut respecter la pleine dimension du mystère divin, le sens plénier de ce signe sacramentel dans lequel le Christ réellement présent est reçu, l’âme est comblée de grâce et le gage de la gloire future nous est donné 169. De là découle le devoir d’observer rigoureusement les règles liturgiques et tout ce qui est le témoignage du culte communautaire rendu à Dieu, et ceci d’autant plus que, dans ce signe sacramentel, le Seigneur s’en remet à nous avec une confiance illimitée, comme s’il ne prenait pas en considération notre faiblesse humaine, notre indignité, l’habitude, la routine ou même la possibilité de l’outrage. Tous dans l’Eglise, mais surtout les évêques et les prêtres, doivent veiller à ce que ce sacrement d’amour soit au centre de la vie du peuple de Dieu pour qu’on agisse, à travers toutes les manifestations du culte qui lui est dû, de manière à rendre au Christ «amour pour amour», et qu’il devienne vraiment «la vie de nos âmes» 170. Et d’autre part, nous ne pourrons jamais oublier ces paroles de saint Paul: «Que chacun s’éprouve donc lui-même et qu’il mange de ce pain et qu’il boive de ce calice» 171.

Cette exhortation de l’Apôtre indique au moins indirectement le lien étroit qui existe entre l’Eucharistie et la Pénitence. Et de fait, si la première parole de l’enseignement du Christ, si la première phrase de la «Bonne Nouvelle» de l’Evangile était: «Convertissez-vous, et croyez à l’Evangile» (métanoèite) 172, le sacrement de la Passion, de la Croix et de la Résurrection semble renforcer et fortifier d’une manière toute spéciale cet appel dans nos âmes. L’Eucharistie et la Pénitence deviennent ainsi, en un certain sens, deux dimensions étroitement connexes de la vie authentique selon l’esprit de l’Evangile, de la vie vraiment chrétienne. Le Christ, qui invite au banquet eucharistique, est toujours le Christ qui exhorte à la pénitence, qui répète: «Convertissez-vous» 173. Sans cet effort constant et toujours repris pour la conversion, la participation à l’Eucharistie serait privée de sa pleine efficacité rédemptrice; en elle ferait défaut ou du moins se trouverait affaiblie la disponibilité particulière à offrir à Dieu le sacrifice spirituel 174 dans laquelle s’exprime de manière essentielle et universelle notre participation au sacerdoce du Christ. Dans le Christ, en effet, le sacerdoce est uni à son propre sacrifice avec la donation qu’il fait de lui-même au Père; et cette donation, précisément parce qu’elle est illimitée, fait naître en nous, hommes sujets à de multiples limitations, le besoin de nous tourner vers Dieu d’une manière toujours plus réfléchie, grâce à une conversion constante et toujours plus profonde.

On a beaucoup fait, au cours des dernières années, pour mettre en relief, conformément du reste à la tradition la plus ancienne de l’Eglise, l’aspect communautaire de la pénitence, et surtout du sacrement de pénitence dans la pratique ecclésiale. Ces initiatives sont utiles et serviront certainement à enrichir la pratique pénitentielle de l’Eglise contemporaine. Nous ne pouvons pas oublier cependant que la conversion est un acte intérieur d’une profondeur particulière dans lequel l’homme ne peut pas être suppléé par autrui, il ne peut se faire «remplacer» par la communauté. Bien que la communauté fraternelle des fidèles qui participent à la célébration pénitentielle favorise grandement la conversion personnelle, il est cependant nécessaire, en définitive, que cet acte soit une démarche de l’individu lui-même, dans toute la profondeur de sa conscience, avec le sentiment plénier de sa culpabilité et de sa confiance en Dieu, en se mettant en face de Lui comme le psalmiste pour confesser: «J’ai péché contre toi» 175. C’est pourquoi l’Eglise, observant fidèlement la pratique pluriséculaire du sacrement de pénitence _ la pratique de la confession individuelle unie à l’acte personnel de contrition, au propos de se corriger et de réparer _, défend le droit particulier de l’âme humaine. C’est le droit à une rencontre plus personnelle de l’homme avec le Christ crucifié qui pardonne, avec le Christ qui dit par l’intermédiaire du ministre du sacrement de la réconciliation: «Tes péchés te sont remis» 176; «Va, et ne pèche plus désormais» 177. Il est évident qu’il s’agit en même temps du droit du Christ lui-même à l’égard de chaque homme qu’il a racheté. C’est le droit de rencontrer chacun de nous à ce moment capital de la vie de l’âme qu’est le moment de la conversion et du pardon. En sauvegardant le sacrement de pénitence, l’Eglise affirme expressément sa foi dans le mystère de la Rédemption comme réalité vivante et vivifiante qui correspond à la vérité intérieure de l’homme, à sa culpabilité et aussi aux désirs de sa conscience. «Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés» 178. Le sacrement de pénitence est le moyen de rassasier l’homme de cette justice qui vient du Rédempteur.

L’Eglise, surtout en notre temps, se rassemble spécialement autour de l’Eucharistie et désire que la communauté eucharistique authentique devienne le signe de l’unité de tous les chrétiens, unité qui va en mûrissant progressivement: dans ces conditions, on doit ressentir vivement le besoin de la pénitence, aussi bien sous son aspect sacramentel 179 que sous son aspect de vertu. Ce second aspect a été exprimé par le Pape Paul VI dans la constitution apostoliquePaenitemini 180. Un des devoirs de l’Eglise est de mettre en oeuvre son enseignement; il s’agit là d’un thème qu’il nous faudra, c’est certain, approfondir encore dans une réflexion commune et qui devra faire l’objet de nombreuses décisions ultérieures, en esprit de collégialité pastorale, en tenant compte des diverses traditions existant à ce sujet et des diverses circonstances de la vie des hommes de notre temps. Cependant il est certain que l’Eglise du nouvel Avent, l’Eglise qui se prépare continuellement à la nouvelle venue du Seigneur, doit être l’Eglise de l’Eucharistie et de la Pénitence. C’est seulement sous cet angle spirituel de sa vitalité et de son activité qu’elle est l’Eglise de la mission divine, l’Eglise in statu missionis, en état de mission, telle que le Concile Vatican II nous en a révélé le visage.

Suite et fin du texte…

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