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Cinéma d'aujourd'hui,

Responsable de la chronique : Gilles Leblanc
Cinéma d'aujourd'hui

Reconnaissances : Broken Flowers et Don’t come knocking

Imprimer Par Guy Bedouelle

Le terme de « reconnaissance » est susceptible de bien des significations. On parle de la reconnaissance d’un terrain, mission d’observation militaire ou pacifique. Le mot désigne aussi la gratitude pour un bien reçu, une action de grâces. Avec la reconnaissance de dette, il y a également la reconnaissance en paternité, l’acte d’assumer comme sien un enfant illégitime. C’est ce dernier sens qui fournit le thème, étrangement semblable et concomitant, des derniers films de Jim Jarmusch et de Wim Wenders. Les deux œuvres, l’une d’humour froid, l’autre d’humeur plus tendre, nous parviennent sous leur titre anglais, comme si on leur enlevait une partie de leur essence en appelant le premier : « Fleurs brisées », et le second quelque chose comme : « Ne viens pas frapper à la porte… »

Broken Flowers, de Jim Jarmusch

Vingt ans après

Jim Jarmusch a le don de raconter des histoires où affleurent sans cesse le cocasse et l’inattendu. C’est bien le cas de son dernier film qui prend la forme d’un road movie (cette fois-ci, terme intraduisible), même si, pour aller plus vite, et même en finir plus rapidement, son héros prend souvent l’avion.

Son héros ? Don Johnston est un Don Juan sur le retour, ayant gagné suffisamment d’argent et séduit assez de femmes pour pouvoir passer son temps à regarder des vieux films, avachi sur son canapé dans un survêtement qui ne l’est pas moins, dans sa villa tout aussi prétentieuse que confortable. C’est pourquoi le départ fracassant de sa dernière conquête ne l’émeut pas davantage que cette lettre anonyme, parvenue dans une enveloppe rose, lui annonçant qu’un fils, inconnu de lui, âgé de 19 ans, vient de partir à sa recherche.

Il faut toute l’énergie de son voisin, son seul ami à vrai dire, un Américano-Ethiopien que ses origines africaines font vibrer à l’idée de la paternité, à la chance extraordinaire que représente l’arrivée d’un garçon, d’un héritier. Que Don consente à retrouver le nom de ses amies d’il y a vingt ans, et lui, avec l’aide du magicien Internet, se charge de tout, réservations d’avions, de voitures et d’hôtels, et même de ces plans où on vous dit tous les 300 mètres ce qu’il faut faire. Don le laisse organiser tout, trouve cinq noms de femmes dans ses agendas et part, sans apparente conviction, à la recherche du fils inconnu et peut-être imaginaire.

Le film tient surtout grâce à l’acteur Bill Murray, impassible, non pas sans expression, mais au-delà de toute expression, à la Buster Keaton. La recherche des cinq femmes, dont il doit deviner laquelle est la mère de son fils, forme la trame, sous la forme de ces saynètes que Jarmusch affectionne. C’est aussi l’occasion hilarante de présenter des tranches de vie américaine. En effet, en sillonnant les Etats-Unis, Don va rencontrer bien des modes de vie car, en vingt ans, ses amoureuses ont bien changé.

Si la première l’accueille très affectueusement, pour employer un euphémisme, ce n’est pas le cas des autres : Don est rejeté par celle qui est entrée dans le cadre petit-bourgeois que révèlent son intérieur et son mari ; par celle qui donne des consultations bio-psychologiques New Age ; par celle enfin qui a sombré dans la marginalité et ne manque pas de protecteurs musclés dont notre héros fait la cuisante expérience. Le bouquet de fleurs apporté par leur ancien amour en toutes ses visites ne trouve vraiment sa place que sur la tombe de la cinquième femme, la seule qui reçoit un hommage sincère de sa part.

Don a beau recueillir des indices, le mystère reste entier, même si, de retour à la maison, il aborde ce jeune homme, voyageur solitaire, qu’il imagine être son fils. Mais ce dernier détale lorsque Don lui propose sa paternité.

Sur fond d’une belle musique à la fois rythmée et mélancolique, Jarmusch a raconté le constat d’un échec et la confrontation avec la solitude devenue sans doute plus amère. Mais l’amitié pour la famille de son voisin se fera, sinon plus communicative, au moins plus lucide et reconnaissante, petite consolation d’une vie qui ne se savait pas si brisée.

Don’t come knocking, de Wim Wenders

Jim et Wim

Les ressemblances formelles du film de Wenders avec celui de Jarmusch sont frappantes, au-delà même de l’appel à la même actrice Jessica Lange, très bonne comédienne dans les deux cas. Même recherche de paternité, mêmes références au cinéma du passé. Les films que Don Johnston ne cesse de visionner et celui dans lequel Howard Spence, le protagoniste de Wenders, tourne : un western comme on n’en fait plus. Même errance, même type de musique, toujours attachante. Et jusqu’au bouquet de fleurs, artificielles cette fois et destinées par sa mère à son époux défunt.

Il y a évidemment la touche de Wenders : le film dans le film ; le regard vers Paris, Texas, qui lui avait valu la Palme d’or à Cannes en 1984, car il prend ici comme acteur celui qui en avait été le scénariste, Sam Shepard ; et surtout les admirables mouvements de caméra qui prennent possession des personnages et des paysages, comme si elle les caressait. Une autre différence, et de taille : Howard va de fait retrouver ce fils inconnu, dont sa vieille mère, qu’il voit si rarement, lui avait parlé, et qu’il va chercher à rencontrer.

Cela donne une œuvre plus lourde que celle de Jarmusch, essentiellement parce que le scénario de Don’t come knocking multiplie les effets de redoublement. Howard, qui a fui le tournage de son western, est poursuivi par son producteur que les assurances ne veulent pas rembourser, et par une jeune fille qui prétend être sa fille et qui porte dans une urne les cendres de sa mère. Si on ajoute à cette recherche deux fois combinée que le fils ne veut rien avoir à faire avec son père et entre dans une violente colère, bien longue pour le spectateur, on peut imaginer combien le film peut paraître parfois pesant.

Et pourtant son charme agit ou, du moins, sa qualité humaine et spirituelle affleure, mais à l’intérieur de l’autobiographie du réalisateur, dont le parcours appartient désormais à l’histoire du cinéma. Si le film de Jim raconte les derniers jours de Don Juan, celui de Wim, de l’aveu même du réalisateur allemand, tente un ultime voyage de Don Quichotte.(1)

Il y a peu de doute que Wenders ne s’identifie à un Don Quichotte du cinéma au sein de la production actuelle. Ses derniers films n’ont pas convaincu la critique, ni vraiment le public, à l’exception de Buena Vista Social Club et ses autres documentaires musicaux, dont il a créé le genre. Au mieux, il a eu des succès d’estime, comme pour Terre d’abondance (choisir, novembre 2004). Mais on lui reproche d’être un peu sentencieux et moralisant, tandis qu’il se veut humaniste. Alors, il s’offre comme un dernier voyage dans cette Amérique un peu légendaire, dont le cinéma a proposé tant de mythes à la culture occidentale du XXe siècle : le western avec son idéal de justice, certes un peu primitive, son respect de la parole donnée, son héroïsme et son manichéisme de façade ; le film policier, qui est aussi recherche de la vérité ; et surtout et encore le road movie où, dans les grands espaces, quêtes de paternité ou de filiation sont des manières de s’interroger sur ce qui nous constitue dans l’existence.

Non sans un humour un peu caché et mélancolique, Wenders montre que tout cela n’est plus, ou presque plus, ce qui est plus douloureux. On ne tourne plus de westerns dans le désert et Howard Spence a raison de quitter ce rôle de cow-boy qu’il tient depuis toujours. Mais les vraies puissances, assureurs et producteurs, n’ont cure de ces caprices d’artiste, fussent-ils existentiels. Le road movie se fait d’un aéroport à la ville, dans une voiture de location. Il reste le regard amusé sur l’Amérique profonde, celle de Butte (Montana), sur les fleurs en plastique, sur les cendres maternelles, un peu encombrantes, sur le casino noyé dans le bruit et les lumières. La tendresse subsiste, mais elle ne peut occulter la nostalgie teintée de déception.

Don Quichotte allait sur les routes pour y rencontrer les personnages des romans de chevalerie qui étaient passés de mode, mais il avait Sancho pour le remettre en selle. Il y a chez Wenders, comme en chacun de nous, du Don Quichotte et du Sancho. Ce que Jarmusch avait fait en mineur, Wenders l’accentue en majeur : sa reconnaissance du paysage, sa gratitude et sa dette au cinéma américain tel qu’il fut et tel qu’il l’a fait, mais aussi une certaine désillusion de ne pas trouver de fils ou de ne pas s’en faire reconnaître, fait de son film une œuvre lucide.

Guy Bedouelle, o.p.

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