Un seul Esprit
Alors Jésus déclara aux foules et ses disciples : « Les scribes et les Pharisiens occupent la chaire de Moïse : faites donc et observez tout ce qu’ils pourront vous dire, mais ne réglez pas votre conduite sur leurs actes : car ils disent et ne font pas. Ils lient de pesants fardeaux et les imposent aux épaules des gens, mais eux-mêmes se refusent à les remuer du bout du doigt. En tout, ils agissent pour se faire remarquer des hommes. C’est ainsi qu’ils font bien larges leurs phylactères et bien longues leurs franges. Ils aiment à occuper le premier divan dans les festins et les premiers sièges dans les synagogues, à recevoir les salutations sur les places publiques et à s’entendre appeler « Rabbi » par les gens. Pour vous, ne vous faites pas appeler « Rabbi «, car vous n’avez qu’un seul Maître, et tous vous êtes des frères. N’appelez personne « Père » sur la terre, car vous n’en avez qu’un, le Père céleste. Ne vous faites pas non plus appeler « Docteur », car vous n’avez qu’un docteur, le Christ. Le plus grand parmi vous se fera votre serviteur. Quiconque s’élève sera abaissé et quiconque s’abaisse sera élevé.
Commentaire :
La société du temps de Jésus était bien éloignée des structures préconisées par la Loi qui faisaient d’Israël une communauté, une famille. Cela se traduisait par une coupure entre la masse et ces élites soucieuses de titres, révérences et privilèges. Ce passage de Matthieu ne nous interpelle pas seulement sur nos comportements personnels, mais aussi sur le type même de relation qui régit et modèle la société dont nous faisons partie, plus précisément, le type de relation qui modèle nos comportements à l’intérieur même de l’assemblée ecclésiale. Il date de fort longtemps ce glissement dans l’Église, à partir duquel les clercs sont devenus une sorte d’élite et l’ensemble des fidèles une masse à laquelle on demandait seulement d’être docile en échange de l’assurance de salut. Nous sommes loin de l’archétype des relations susceptibles de nous faire vivre en famille d’enfants de Dieu. Cette attitude a rendu l’Église moins sensible à l’action de Dieu sur les personnes et sur les peuples à travers l’histoire. Repliée sur elle-même, l’Église invitait les hommes à la rejoindre au lieu de rejoindre lES hommes dans leur existence réelle pour les aider à discerner la présence et l’amour de Dieu qui veut que tous les hommes soient sauvés. (1Tim. 2 : 4) L’Église se trouve donc de ce fait en situation d’élite qui se situe hors du monde dans une position modèle mais étrangère à lui ; elle ne se considère plus comme partie intégrante du monde et en communauté de destin avec lui. Il faudra attendre Vatican II et encore !
L’évangile de ce dimanche est de la première partie d’un assemblage de paroles du Seigneur qui occupe tout le chapitre 23e. Elle s’adresse aux foules et aux disciples, contrairement à la seconde (13-36) qui vise les pharisiens et les scribes, groupes hostiles à Jésus ; les Pharisiens notamment étaient communément considérés comme le type même de l’hypocrite. L’antipharisaïsme de Matthieu atteint ici son comble. Ce chapitre ne reflète peut-être pas tellement les sentiments et paroles de Jésus que l’hostilité passionnée de quelques cercles judo-chrétiens de la deuxième ou troisième génération chrétienne. Ces pages ne sont certes pas copie d’un enregistrement fait au temps de Jésus, mais assemblage réalisé pour contrer une mentalité et attitude pharisaïque susceptible de se propager à l’intérieur de l’Église et de ses chefs.
Matthieu s’adresse donc aux disciples et au peuple, gens de la terre, foules méprisées par maints rabbins de l’époque. Deux parties constituent ce passage : eux, les scribes et les pharisiens, (2-7) et vous. (8-12) Même si les rabbins, sorte de généalogie spirituelle, succession ininterrompue depuis Moïse, exercent un magistère légitime, ces détenteurs de l’autorité morale et spirituelle manquent de vertu et suscitent ainsi une tension dans la masse. Leurs enseignements avaient fait également l’objet de censure de la part de Matthieu. (12 : 1-3 ; 15 : 1-12 ; 16 : 5-12) Alors plus leur responsabilité paraît grande, plus leur faute s’aggrave : « Ils disent et ne font pas. » Ils sont coupables d’inconséquences, d’égocentrisme et de religiosité plus spectaculaire et vaniteuse que vraie.
Par opposition à une la conduite scandaleuse des chefs, Jésus exhorte à la simplicité ses disciples, dirigeants de la communauté, de même que les foules, les uns comme les autres identifiés à huit reprises par le terme « vous » : « Ne vous faites pas appeler » serait mieux rendu en notre langage par le verbe être : ne désirez pas être maîtres, rabbis, docteurs ; vous êtes tous frères et vos dirigeants sont vos serviteurs.
La perspective de la fin préoccupe l’Église primitive, et ses responsables insistent sur le seul comportement digne de la « sequela Christi », marcher à la suite du Christ. La simplicité ici ne détermine point deux classes de fidèles, les uns bien nantis spirituellement et les autres moins ; elle définit la condition même de l’unité dans cette Eglise. Rien ne peut être plus simple que l’unité. Saint Paul décrira ce mystère d’amour avec la symbolique du corps : « Plusieurs membres au service les uns des autres» et utiles les uns aux autres. « Nous avons été baptisés pour ne former qu’un seul corps, Juifs ou Grecs, esclaves ou hommes libres, et tous, nous avons été abreuvés d’un seul Esprit. » (1 Co. 12 : 13+ )