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Pierre Claverie (suite) : Hommage d’un ami musulman

Imprimer Par Redouane Rahal

Pour avoir senti, prématurément, le sens de l’histoire qui se fait et se déroule sous leurs yeux, certains hommes émergent du lot du commun des mortels par des actions de grande portée humaniste ou de vérité, en fonction des circonstances et des événements qu’ils vivent. Ces hommes, mus souvent par une réflexion morale exigeante, n’hésitent pas à prendre leurs responsabilités, par amour de la vérité, pour dénoncer dans des moments cruciaux mais historiques, l’injustice, l’intolérance et l’exclusion. Spirituels en vérité, ils s’appuient sur l’humain pour combattre les instincts néfastes et dévastateurs de l’homme. L’histoire enseigne que ces hommes d’exception sont mal compris et mal acceptés en leur temps, parce que les actions courageuses et justes qu’ils prônent dérangent certaines consciences et certains intérêts.

Mgr Claverie a été de ces hommes d’exception en cherchant à rapprocher les hommes quelles que soient leur foi et leur origine, en militant pour que le droit à la différence soit vécu et accepté sans contrainte, par le seul dialogue sincère et sans arrière?pensée. D’ailleurs, son assassinat, le 1er août 1996, à Oran, dans des conditions tragiques avec son chauffeur Mohamed, est, à la fois, un signe de Dieu et un symbole de la fraternité du combat spirituel entre les hommes. Le sang mêlé d’un évêque et d’un musulman, descendants spirituels, l’un et l’autre, du prophète Abraham, ne peut être interprété que comme une communion de destins voulue par Dieu.

Homme religieux avant tout, vivant intensément sa foi, Mgr Claverie était également un homme de communication salvatrice, par des dons exceptionnels pour comprendre et soulager l’âme, spirituellement et fraternellement. Il s’enrichit par le contact de l’Autre et enrichit également son vis?à?vis. Les relations nombreuses qu’il a su entretenir à Oran avec toutes les couches de la société ont fait de lui un homme de dialogue qui ne pense pas à lui?même ou à sa situation mais vise une certaine oeuvre à accomplir pour et dans le rapprochement des races et des cultures. Cette conscience de l’homme religieux qu’il était à vouloir se surpasser donne une plus grande responsabilité à son combat pour l’humain et pour l’homme. Cette responsabilité, par la grâce d’un esprit pur, était guidée par une lumière intérieure. Contrairement à certains esprits, il n’y a pour lui aucune place dans la flatterie et les idées qu’il défend peuvent être dites sans concession, mais empreintes d’une grande honnêteté intellectuelle. Vivant profondément le drame algérien des années 90, fustigeant les extrémismes de tout bord, qui disent agir au nom de Dieu mais le trahissent en vérité, Mgr Claverie fait penser à saint Augustin, qui refusait, en son temps, les manichéens et les pélagiens.

Natif d’Alger en 1938, pendant la période de l’Algérie coloniale, Mgr Claverie, par son engagement très jeune au sein des scouts catholiques, comme lors de ses études secondaires où il n’a pratiquement pas de camarades musulmans, découvre spontanément que les Arabes, c’est?à?dire les Algériens, sont ignorés, oubliés carrément dans l’environnement de son entourage ou de sa communauté. Cette indifférence le heurte et le déconcerte dans ses convictions alors qu’il cherchait encore son cheminement pour l’avenir. Plus tard, la rencontre du père Scotto l’aidera à prendre conscience de l’état du colonisé dominé. Les Européens vivaient alors entre eux, avec comme décor les Algériens. C’est une attitude qui ne peut provoquer que colère, ressentiment et désespoir. D’ailleurs, comme le disait René Char, la dignité d’un homme seul, ça ne s’aperçoit pas; mais « la dignité de mille hommes ça prend une allure de combat » . Cette situation, vécue douloureusement en son for intérieur, le pousse à faire un choix, en militant pour une société plus conviviale où l’indifférence et l’exclusion sont bannies à jamais. À l’image de la Cité de Dieu de saint Augustin, il rêve d’une Cité terrestre plus humaine dans laquelle les hommes plus vertueux doivent être solidaires entre eux parce que plus conscients de leur responsabilité morale.

L’idée de bonne volonté qui était un critère décisif chez saint Augustin est une problématique chère à Pierre Claverie qui souhaitait d’abord la paix terrestre pour mériter celle de l’au?delà. Pour soulager l’âme qui souffre à la recherche de la source de cette paix, seul l’engagement pour la vérité est à même de donner un sens à l’action quotidienne. C’est la voie choisie par Mgr Claverie. Pour lui, la justice et l’amour de l’Autre font reculer le mal et la souffrance. Par ses écrits réguliers dans Le Lien, le mensuel de son diocèse, ou par ses déclarations à l’occasion de certaines conférences en Algérie ou ailleurs, Mgr Claverie marque les étapes de son évolution intellectuelle par une réflexion approfondie en fonction de ses expériences personnelles. II est serein dans le cheminement de sa pensée toujours plus humaniste mais ne cache pas son désarroi devant l’évolution tragique des intégrismes à travers le monde. Face à l’humanité en crise, seul l’amour est pour lui le rempart contre les haines, quelles que soient leurs motivations. Comme saint Augustin, il est sûr que l’amour est un Credo pouvant transformer les hommes. C’est pourquoi, il est de tous les combats pour le triomphe de la vérité et de la justice.

À cette fin, il aimait rencontrer certains cheikhs musulmans algériens qui reflétaient la vraie tradition arabo-islamique, fondée sur la tolérance et le respect de l’Autre. C’est pourquoi, il appréciait de rencontrer, soit à Alger ou à Paris, feu Cheikh Abbas Bencheikh El Hocine, alors recteur de la mosquée de Paris, qui l’avait, d’ailleurs, invité à donner une conférence en 1988 au sein de cette institution; ou Cheikh Mehdi Bouabdelli, membre du Conseil supérieur islamique et chef de confrérie, à qui il rendait souvent visite à Béthioua, à trente kilomètres à l’est d’Oran. Ses contacts et ses rencontres reflètent l’esprit méditerranéen de Mgr Claverie. Parlant de la Méditerranée, le grand historien Fernand Braudel disait : « La Méditerranée est un vieux carrefour. Depuis des millénaires, tout a conflué vers elle, hommes, bêtes, navires, idées, religions, arts de vivre et même les plantes… C’est une histoire accumulée en couches aussi épaisses que l’histoire de la Chine lointaine. Il n’est pas exagéré de dire que Mgr Claverie est le produit de cette Méditerranée, carrefour des plus grandes civilisations de l’humanité. C’est cette Méditerranée qui a dû influencer ses choix religieux et spirituels. Par ses connaissances approfondies des textes fondamentaux de l’islam, Mgr Claverie était prédestiné à jouer un rôle de pont entre cultures et communautés religieuses différentes mais adorant le même Dieu omniprésent ».

Il m’honora de son amitié durant vingt-cinq ans. Le voyant régulièrement, voire quotidiennement, durant son ministère à Oran, j’ai eu avec lui des discussions empreintes d’une grande franchise mais toujours enrichissantes; il reste présent en moi parce qu’à travers l’évêque, il était un grand homme, au sens noble du terme, une grande âme préoccupée par le sens des autres en proie aux difficultés les plus diverses, aimant profondément son pays natal, l’Algérie, parce que connaissant sa longue histoire, lui souhaitant un grand avenir, en raison de ses sacrifices passés. Pour lui, l’Algérie méditerranéenne est une place privilégiée pour le dialogue des cultures et des civilisations.

Malgré sa mort physique, Mgr Claverie reste vivant parce que son message de fraternité est toujours d’actualité. C’est aux hommes de le faire fructifier et de le diffuser pour la paix des aines et des esprits. En son temps, il fut un homme courageux dans ses convictions et il restera à jamais un exemple de tolérance, d’amour et une grande référence. L’Algérie, qui a vu naître, en son sein, saint Augustin et Cheikh Ben Badis, s’honore d’avoir eu également un Pierre Claverie. Chez eux, comme chez lui, c’est le même cheminement dans le combat pour la justice et le respect de l’Autre dans la différence.

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