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Pierre Claverie : « Viens, suis-moi ! »

Imprimer Par Jacques Pérennès, o.p.

Avant propos

Le 1 er août 1996, peu avant minuit, Pierre Claverie, évêque d’Oran, était assassiné, en compagnie d’un jeune Algérien, musulman, ami de la communauté chrétienne, à laquelle il rendait volontiers service pendant les mois d’été. Survenant après la mort des sept moines trappistes de Tibhirine, deux mois plus tôt, la nouvelle frappa de stupeur, en Algérie comme à l’étranger. Une fois encore, ils ont osé! Après ces religieux et ces religieuses qui ont donné toute leur vie au service de ce pays, après tous ces Algériens anonymes victimes innocentes d’une violence aveugle, voilà que l’on s’attaquait à nouveau à ce que l’Algérie a de meilleur. Car Pierre Claverie n’est pas mort par hasard, parce qu’il se trouvait là. Il a été délibérément assassiné, comme ce fut le cas, quelques semaines ou quelques mois plus tôt, pour Abdelkader Alloula, le directeur du théâtre d’ Oran, Mahfoud Boucebci, Saïd Mekbel, M’hamed Boukhobza, Youssef Sebti et bien d’autres : artiste, psychiatre, journaliste, économiste, poète, ces hommes et tous ceux qui sont morts avec eux étaient l’élite de l’Algérie. À travers eux, c’est ce que le pays porte de meilleur qui est atteint. Qui était donc Pierre Claverie pour mériter de figurer sur cette liste? De quelles valeurs était-il porteur? En quoi et pour qui était-il une menace ?

Le combat de la vie

Pierre Claverie est un fils de l’Algérie. Commencée à Bab el Oued dans le monde colonial, toute sa vie d’homme s’est déroulée dans ce pays ou, plus exactement, sur cette frontière insaisissable qui sépare ou unit les deux rives de la Méditerranée. Né en 1938, dans une famille pied-noire établie là depuis quatre générations, il prend conscience, à l’âge de vingt ans, du drame de l’enfermement dans ce qu’il appellera, un jour, la bulle coloniale . La France est alors déchirée par la question algérienne. Peut-être parce que j’ignorais l’autre ou que je niais son existence, un jour il m’a sauté à la figure. Il a fait exploser mon univers clos qui s’est décomposé dans la violence – mais est-ce qu’il pouvait en être autrement? – et il a affirmé son existence, écrira-t-il quarante ans plus tard’. Cette découverte allait le conduire, à travers un douloureux cheminement, à vouloir revenir un jour dans son pays, autrement. Apprenant avec passion la langue arabe, s’initiant à l’islam, il revint y vivre sa vie d’homme, nouant avec ce pays, mais, surtout, avec le peuple algérien, une relation d’une rare intensité, presque charnelle. L’émergence de l’autre, la reconnaissance de l’autre, l’ajustement à l’autre seront, de son propre aveu, à l’origine de sa double vocation, religieuse et algérienne.

Jeune dominicain, il se voit vite confier des responsabilités par le cardinal Duval, qui a su guider l’Église d’Algérie dans une conversion délicate à l’Algérie algérienne. Étonnamment doué pour la relation humaine, cordial et chaleureux, Pierre Claverie participe avec enthousiasme à la construction de cette Algérie nouvelle, considérée, au cours des années 70, comme un leader des pays en développement et des non-alignés. Devenu évêque, il aide la petite communauté chrétienne d’Oranie à trouver sa place dans cet effort commun. Tout aurait pu s’arrêter là et rester seulement une belle histoire de vie, celle d’un parcours de l’Algérie coloniale à l’Algérie algérienne, d’Alger à El Djezaïrl . Mais Pierre Claverie était appelé à autre chose.

Au tournant des années 80, le rêve des lendemains qui chantent d’une Algérie socialiste fait place aux incertitudes, puis à un véritable cauchemar. Des choix économiques discutables, les inégalités sociales et la corruption minent la stabilité politique du pays. Une arabisation bâclée et une manipulation politique de l’islam favorisent l’émergence d’un islamisme radical, surtout au sein de la jeunesse et dans les couches populaires de la société. Les émeutes d’octobre 1988 et la répression qui en résulte inaugurent une période de violence qui a fait, à ce jour, au moins cent cinquante mille morts dans ce qui ressemble à une guerre civile où nul n’est épargné.

Le tissu social est gravement atteint et une réconciliation paraît encore lointaine, malgré diverses initiatives destinées à promouvoir la concorde nationale. Loin de garder une distance d’avec le drame du pays, au nom de son statut de minoritaire – il est chrétien, Algérien par alliance, si l’on peut dire -, Pierre Claverie va s’y plonger, corps et âme. La question de l’autre est l’affaire de sa vie : c’est même là-dessus que s’est jouée sa propre aventure personnelle. Loin de céder aux menaces, il reste sur place et dénonce ceux qui attisent le rejet de l’autre et l’exclusion. Sa parole porte et il en use pour soutenir les militants pour les droits humains, les femmes qui luttent pour leur émancipation et tous ceux qui oeuvrent pour une Algérie ouverte et fraternelle. Lorsque des chrétiens sont victimes, à leur tour, de la violence qui engloutit le pays, sa parole se fait cinglante pour dénoncer la lâcheté des tueurs de l’ombre. Non par souci de défendre les intérêts de l’Église – qu’a-t-elle encore à défendre – -, mais parce qu’il y va, à ses yeux, de la possibilité même d’une humanité plurielle , non exclusive, et cela est décisif pour tous.

Pierre Claverie s’est-il exagérément exposé? Certains l’ont pensé, y compris dans son Église, où d’aucuns jugeaient plus prudent de garder un profil bas, en attendant des jours meilleurs. Mais pour lui, aller jusqu’au bout de son choix était devenu une sorte de nécessité intérieure, en fidélité à son pays retrouvé comme à un certain Galiléen qui enseignait que le choix du plus grand amour est de donner sa vie pour ses amis . Être présent sur les lignes de fracture qui crucifient l’humanité lui paraissant être dans la logique profonde de sa vocation, il en a assumé; consciemment, les risques. Qui pouvait alors l’arrêter? A ses funérailles, dans la modeste cathédrale d’Oran, la foule des amis musulmans, plus nombreux que les chrétiens, était là pour signifier que ce message avait été entendu. En leur nom, une jeune femme algérienne témoigna avec courage et émotion de ce que les uns et les autres lui devaient.

Quarante jours plus tard, au cours d’un hommage solennel rendu en la cathédrale Notre-Dame de Paris, à la demande des évêques de France et de ses frères dominicains, des youyous lancés par des femmes algériennes à la fin de l’homélie confirmèrent, d’une manière saisissante et inattendue en ces lieux, le poids de sens et la portée de cette vie donnée. Mais, pour émouvants qu’ils soient, ces hommages ne doivent pas faire illusion : les valeurs prônées par Pierre Claverie vont à contre-courant et restent matière à controverse. Y a-t-il vraiment place pour un chrétien dans une société musulmane? L’islam peut-il avoir droit de cité, comme toute autre religion, dans les pays du Nord ? Un évêque est-il fondé à s’aventurer, à ce point, dans des débats de société aussi sensibles? Ces questions sont loin d’être résolues et le rapprochement des deux rives de la Méditerranée et des valeurs dont chacune est porteuse est encore fragile et menacé.

La dernière des retraites écrite de sa main, en 1990, témoigne du chemin parcouru : intitulée Viens, suis-moi, elle est entièrement centrée sur la personne de Jésus et ce que signifie être un disciple. À cette époque, la grande épreuve a déjà commencé en Algérie et le thème qui revient avec insistance dans son propos est celui du combat dans la vie de Jésus : son amour de Dieu et son amour des hommes l’ont conduit à s’opposer à tous ceux qui empêchaient l’épanouissement de la vie selon Dieu. Sans autres armes que sa parole, Jésus a dénoncé la perversion des hommes de religion, l’indifférence et le mépris à l’égard du petit peuple tant des gens riches, adorateurs de l’argent, que des assoiffés de prestige et de pouvoir. Il s’est également opposé aux partisans de la violence. Il a dénoncé le mensonge sous toutes ses formes.

En agissant de la sorte, il fut amené à accomplir des gestes, à prononcer des paroles qui ont conduit ses adversaires à l’arrêter, à le juger et à le condamner à une mort très cruelle. Marcher à la suite de Jésus, c’est mener un combat semblable au sien, souligne Pierre Claverie, c’est donner sa vie pour que d’autres vivent. À la fin d’une retraite sur l’eucharistie, en 1981, il avait fait déjà une courte allusion à la parabole que Jésus prononça durant les jours qui précédèrent sa mort : (Jean 12, 24). Pour moi, commenta alors Pierre Claverie, la parabole du grain de blé qui meurt est l’axe central de ma vie chrétienne; si vous relisez vos notes, vous verrez que toute cette méditation sur l’Eucharistie est orientée par cette parole.

L’affirmer est une chose; se préparer à le vivre en est une autre : c’est ce qu’il doit affronter à partir de 1990, lorsque les Algériens sont victimes de la violence par milliers. Vivre la vocation de disciple prend alors un sens particulier

À la suite de Jésus, nous sommes envoyés pour être des serviteurs de la Bonne Nouvelle de réconciliation entre Dieu et toute l’humanité. Ce ministère ne nous pose pas en intermédiaires entre Dieu et l’humanité, mais il fait de nous des médiateurs, tout entiers à Dieu et tout entiers au monde, placés avec Jésus là où se joignent l’histoire et le Règne de Dieu. Or ce lieu est une Croix…

Quiconque veut être disciple de Jésus est donc amené, à son tour, à se situer sur des lignes de fracture

La croix est au centre de cette mission [de Jésus]. Jésus est mort écartelé entre ciel et terre, bras étendus pour rassembler les enfants de Dieu dispersés par le péché qui les sépare, les isole et les dresse les uns contre les autres et contre Dieu même. Il s’est mis sur les lignes de fracture nées de ce péché. Déséquilibres et ruptures dans les corps, les coeurs, les esprits, les relations humaines et sociales ont trouvé en lui guérison et réconciliation car il les prenait sur lui-même. Il place ses disciples sur ces mêmes lignes de fracture avec la même mission de guérison et de réconciliations.

Une des conséquences de cette posture de Jésus qui se met sur les lignes de fracture , c’est de refuser d’exclure quiconque. Pierre Claverie s’en explique devant les Petites Soeurs de Jésus au cours de l’été 1995

On est dans un lieu de cassure en Algérie: entre musulmans, entre musulmans et le reste du monde, entre le Nord et le Sud, entre les riches et les pauvres… Il y a une cassure et un fossé de plus en plus profond entre ce qui est à une heure et quart d’avion et nous. C’est à hurler maintenant, c’est effrayant… Eh bien, justement, c’est la place de l’Église, parce que c’est la place de Jésus… La croix, c’est l’écartèlement de celui qui ne choisit pas un côté ou un autre, parce que s’il est entré en humanité, ce n’est pas pour rejeter une partie de l’humanité. Alors, il est là et il va vers les malades, vers les publicains, vers les pécheurs, vers les prostituées, vers les fous… il va vers tout le monde. Il se met là et il essaie de tenir les deux bouts…

La réconciliation ne peut donc se faire que de manière coûteuse, elle ne peut se faire simplement. Elle peut aussi entraîner, comme pour Jésus, cet écartèlement entre les inconciliables. Ce n’est pas conciliable un islamiste et un kafir (infidèle). Alors, que vais-je choisir? Eh bien, Jésus ne choisit pas. Il dit moi, je vous aime tous et il en meurt.

C’est là le pari chrétien, selon Pierre Claverie : savoir prendre lucidement position sans prendre parti . C’est aussi une forme de crucifixion, ajoute-t-il, parce que ce serait plus facile et moins frustrant, d’une certaine manière, de rentrer dans un camp (ibid.).

Cette perspective, folie pour les juifs, scandale pour les païens, est difficile à intégrer pour les chrétiens eux-mêmes, et l’Église est souvent tentée d’y échapper en se donnant de bonnes raisons pour cela :

Peut-être notre religion est-elle seulement la célébration de la générosité et de l’efficacité de la charité?… Peut-être gardons-nous la Croix en réserve pour orner nos églises ou pour des occasions plus importantes ? Peut-être pensons-nous que nous avons mieux à vivre, autrement et ailleurs que dans la crise présente ? Peut-être… Qui peut savoir ce que croire veut dire au moment des grands choix? Par où la foi en Jésus-Christ a-t-elle saisi notre vie et jusqu’où sommes-nous prêts à aller dans la confiance et dans l’abandon’?

À plusieurs reprises, Pierre Claverie s’élève contre la tentation pour l’Église d’être seulement une multinationale de la charité, une organisation de bienfaisance qui fait du bien mais recule devant le témoignage suprême, qui est de donner sa vie par amour.

Le martyre au sens originel est le témoignage du plus grand amour. Ce n’est pas courir à la mort ou chercher la souffrance pour la souffrance ou se créer des souffrances parce que c’est en versant son sang qu’on se rapproche de Dieu… C’est assumer les difficultés de la vie, assumer les conséquences de ses engagements. C’est ce qui est arrivé à Jésus : il a assumé les conséquences de ses engagements.

Mais assumer les conséquences de ses engagements, ce peut être aussi d’avoir à affronter la mort violente, comme ce fut le cas pour Jésus, qui n’a pas cherché à mourir mais a assumé toutes les conséquences de son engagement. Voici ce que Pierre Claverie écrit à Pâques 1996 :

Nous savons maintenant, en Algérie, ce que signifie mourir de mort violente. Avec des dizaines de milliers d’Algériens et d’Algériennes, nous affrontons chaque jour cette menace diffuse qui se précise parfois et se réalise, quelles que soient les précautions prises… Et nous voilà posée la question radicale de la mort et donc du sens de notre vie… Le mystère de Pâques nous oblige à regarder en face la réalité de la mort de Jésus et la nôtre, et à rendre compte de nos raisons de l’affronter…

Ce don peut se vivre de diverses manières, soit comme l’a vécu Jésus, par des prises de position qui ont entraîné sa mort, car on a voulu faire taire sa voix, soit en se donnant dans les petites choses de la vie quotidienne. C’est ce que Pierre Claverie appelait le martyre blanc

Le martyre blanc, c’est ce qu’on essaie de vivre chaque jour, c’est-à-dire ce don de sa vie goutte à goutte dans un regard, une présence, un sourire, une attention, un service, un travail, dans toutes ces choses qui font qu’un peu de la vie qui nous habite est partagée, donnée, livrée. C’est là que la disponibilité et l’abandon tiennent lieu de martyre, d’immolation. Ne pas retenir sa vie.

Être là a, pour lui, un sens éminemment eucharistique, une eucharistie vécue comme une vie qui se donne jusqu’au point de non-retour et pas seulement un mémorial d’un événement passé. L’eucharistie, c’est nous. Ce n’est mémorial que si Jésus accomplit, aujourd’hui, en nous, l’offrande de sa vie.

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