Un jour, un autobus capota dans un ravin, entraînant dans la mort ses quarante passagers. Je n’ai jamais su à quel endroit eut lieu l’accident, ni comment il s’est produit, ni comment les choses se sont réglées avec les familles des victimes.
Mais j’ai appris, – peu importe de quelle façon – ce qui s’est produit au moment où les quarantes accidentés se présentèrent à la porte du ciel. N’ayant pas l’habitude de l’éternité, ils eurent le réflexe de se placer l’un derrière l’autre, comme on fait dans l’espace et le temps sur la terre.
Saint Pierre, dangereusement en forme, décida de se payer la tête de ces quarantes québécois. Un Dominicain se présenta. Le portier du ciel lui demanda: «Au nom de quoi espérez-vous entrer dans le Royaume des cieux?» Et le Dominicain de répondre: «J’ai un doctorat en théologie. J’ai fait des recherches sur les deux natures du Christ et mes conclusions sont lumineuses. Ma contribution à l’avancement de la théologie est remarquable.» Saint Pierre eut un petit sourire. Il invita le savant à se reposer dans la salle d’attente.
Suivit une Ursuline. Elle tint le discours suivant: «Très Saint Père – elle savait qu’il avait déjà été pape – Très Saint Père, je me suis consacrée au Seigneur. J’ai donné ma vie pour le règne de Dieu, renonçant aux joies de la maternité, acceptant le sacrifice de mes biens, suivant scrupuleusement les règles de ma communauté non seulement dans le temps où c’était un critère de sainteté, mais aussi durant la période où on jugeait bon de s’en affranchir pour être libre. J’ai été une femme de prière, très assidue à la Liturgie des Heures, même les matins où j’aurais préféré dormir.» L’apôtre invita la religieuse à rejoindre le Dominicain, le temps de réfléchir un peu.
Alors se présenta un professeur de catéchèse: «J’ai enseigné une vingtaine d’années. Je ne vous cache pas que j’ai eu du succès. Tout au long de ces années, j’avais un objectif global: réaliser en mes garçons et en mes filles l’homme et la femme de l’Évangile. Mes objectifs spécifiques: donner de Jésus une image fascinante, rendre de plus en plus humains mes élèves, éveiller le goût du service et de l’engagement. J’ai réussi à susciter quelques vocations de laïques convaincus, un prêtre ou deux parmi les bons, quelques religieuses dévouées.» Saint Pierre invita le professeur à rejoindre les deux autres dans la salle d’attente.
Puis vint un curé de paroisse estimé de ses paroissiens. (Il en existait encore à l’époque!) «J’ai été à l’écoute des marginaux, des malheureux. J’ai visité beaucoup de paroissiens afin d’être présent à leur vie. J’ai baptisé des centaines d’enfants et quelques adultes. J’ai préparé au mariage des centaines de couples. J’ai assisté des mourants et des familles dans le deuil. J’ai essayé d’être compétent et efficace en me tenant à date.» Le pasteur n’eut pas plus de chance que ses prédécesseurs. Il dut aller réfléchir dans la salle d’attente.
Après lui, une vieille dame vint s’asseoir devant saint Pierre. Une femme toute plissée comme une vieille pomme oubliée sur une arbre pendant tout un hiver. Pierre lui demanda: «Pensez-vous qu’il y a une place pour vous dans le paradis?» Et la dame de répondre: «Je suis certaine que tu vas me laisser entrer. Tu suis toujours ses politiques. Depuis que tu occupes ce poste, tu as toujours fait sa volonté.»
– Mais qu’est-ce qui vous dit que c’est sa volonté.
– Il m’a trop aimé du temps où j’étais sur la terre pour lever le nez sur moi maintenant que je frappe à sa porte. Il ne peut vraiment pas me fermer son coeur. Toute ma vie, je n’ai cessé de m’émerveiller devant sa tendresse pour moi, de l’attention dont il m’enveloppait. Mes plus grands sacrifices, mes plus belles prières, mes meilleurs gestes de charité n’étaient qu’une goutte dans l’océan de sa bonté à mon égard. J’ai accepté de traverser la vie comme on traverse une porte étroite. J’ai accepté de rester pauvre devant lui sans prendre mes actes religieux ou philanthropiques pour une police d’assurance. Je sais que je ne suis pas à sa hauteur, mais je suis persuadé qu’il m’aime et qu’il m’a fait une place dans son coeur.»
Il paraît que saint Pierre a laissé la vieille dame entrer tout de suite au paradis sans aller réfléchir dans la salle d’attente. Et il paraît que ce n’est pas parce qu’elle était âgée, ni parce que ses jambes étaient fatiguées.