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Témoins du Christ,

Responsable de la chronique :
Témoins du Christ

Testament spirituel du frère Christian de Chergé

Imprimer Par Bruno Chenu

« Si nous nous taisons, les pierres hurleront. »

Sept taches de sang sur une terre d’islam. Sept lumières dans la nuit de l’Atlas. Sept rosés blanches sur le parvis des Droits-de-l’Homme. Sept vies pour Dieu et l’Algérie. La mort tragique des moines de Tibhirine a bouleversé tout homme de cour, croyant ou non, de part et d’autre de la Méditerranée. Les sentiments de révolte et d’admiration se sont mêlés sous le choc de l’événement. Au moment où la mémoire de ces sept frères trappistes passe à l’histoire, au nom même des cinquante mille anonymes de la nouvelle guerre d’Algérie, il importe de conserver précieusement et de faire fructifier leur message : une parole de paix, un geste de réconciliation, une prière d’espérance. La seule raison de cet ouvrage est de prolonger cette parole, ce geste et cette prière.

Une communauté à l’âge de l’humanité

Mais qui sont donc ces moines qui ont vécu l’amour jusqu’à l’extrême ? Pas des surhommes, experts en performance ascétique et mystique. Mais une poignée d’humains bien représentatifs de la diversité de notre commune espèce : des intellectuels et des manuels, des communicatifs et des silencieux, des impulsifs et des calmes. Unis seulement par la quête de Dieu dans une relation fraternelle avec le peuple algérien. Faisons donc plus ample connaissance avec les sept membres de cette communauté qui ont été enlevés, seuls deux frères, Jean-Pierre et Amédée, ayant échappé au GIA (Groupe islamique armé).

Frère Christian de Chergé, prieur de la communauté, 59 ans, moine depuis 1969, en Algérie depuis 1971. La forte personnalité humaine et spirituelle du groupe. Fils de général, il a connu l’Algérie pendant trois ans au cours de son enfance et pendant vingt-sept mois de service militaire en pleine guerre d’indépendance. Après des études au séminaire des carmes à Paris, il devient chapelain du Sacré-Cour de Montmartre à Paris. Mais il entre vite au monastère d’Aiguebelle pour gagner Tibhirine en 1971. C’est lui qui fait passer l’abbaye au statut de prieuré pour orienter le monastère vers une présence de « priants parmi d’autres priants ». II avait une profonde connaissance de l’islam et une extraordinaire capacité à exprimer la vie et la recherche de la communauté. On pourra juger sur pièces.

Frère Luc Dochier, 82 ans, moine depuis 1941, en Algérie depuis 1947. Celui que l’on appelait « le toubib » était, selon ses propres termes, « un vieillard usé mais pas désabusé ». Né dans la Drôme, il exerce la médecine pendant la guerre, prenant même la place d’un père de famille nombreuse en partance pour un camp de prisonniers en Allemagne. Pendant cinquante ans à Tibhirine, il a soigné tout le monde, gratuitement, sans distinction. En juillet 1959, il avait déjà été enlevé par des membres du FLN (Front de libération nationale). Les crises d’asthme n’avaient pas atteint son humour corrosif. Il avait choisi pour son enterrement une chanson d’Edith Piaf : « Non, rien de rien, non, je ne regrette rien. »

Frère Christophe Lebreton, 45 ans, moine depuis 1974, en Algérie depuis 1987. Une personnalité chaleureuse et explosive. Septième de douze enfants, ce fils de Mai 68 a fait son service national au titre de la coopération en Algérie. Premier contact avec le monastère de Tibhirine. A 24 ans, il entre au monastère de Tamié. Mais il est amoureux de la terre algérienne. Il y sera ordonné prêtre en 1990 et deviendra maître des novices de la communauté. Son goût de la relation avec les plus humbles se double d’une volonté farouche d’aller toujours plus loin dans la réflexion de foi et le don de soi.

Frère Bruno Lemarchand, 66 ans, moine depuis 1981, en Algérie et au Maroc depuis 1990. Comme Michel et Célestin, il vient de l’abbaye de Bellefontaine. Mais auparavant il avait été directeur du collège Saint-Charles de Thouars (Deux-Sèvres) pendant quatorze ans. Fils de militaire, il avait connu l’Indochine et l’Algérie durant son enfance. En fait, c’est un peu par hasard qu’il se trouve à Tibhirine le 26 mars 1996. Depuis 1990, il anime l’annexe de la communauté à Fès au Maroc. Il est venu participer au vote pour le renouvellement du prieur. On le présente comme un homme posé et réfléchi.

Frère Michel Fleury, 52 ans, moine depuis 1981, en Algérie depuis 1985. Un homme simple, pour ne pas dire effacé, mais épris de pauvreté. Né dans une famille paysanne de Loire-Atlantique, il était entré au Prado à 27 ans et avait exercé le métier d’ouvrier fraiseur à Lyon puis à Marseille, avant de diriger ses pas vers l’abbaye de Bellefontaine. C’est là qu’il entend l’appel de l’Algérie. A Tibhirine, il est le cuisinier de la communauté et l’homme des travaux domestiques. C’est sa coule (vêtement monastique qui marque l’engagement définitif) que l’on a retrouvée après l’enlèvement, sur la route de Médéa.

Frère Célestin Ringeard, 62 ans, moine depuis 1983, en Algérie depuis 1987. Deux expériences marquantes en toile de fond de sa vocation monastique. D’abord la guerre d’Algérie où, infirmier, il soigne un maquisard que l’armée française voulait achever. D’autre part un travail d’éducateur de rue à Nantes auprès des alcooliques, des prostituées et des homosexuels. Ce prêtre diocésain a choisi tardivement la Trappe. Extrêmement sensible, il devra subir six pontages coronariens après la première visite du GIA au monastère, à Noël 1993.

Frère Paul Favre-Miville, 57 ans, moine depuis 1984, en Algérie depuis 1989. Un Haut-Savoyard bon teint, qui n’a trouvé qu’à quarante-cinq ans son chemin vers les sommets. Il a d’abord été plombier, a fait son service militaire en Algérie comme officier parachutiste. A Tibhirine, il est l’homme de l’eau, celui qui met en place un système d’irrigation des cultures. En mars 1996, il arrivait d’un séjour en famille avec une provision de pelles et de pousses de hêtres. Car Tibhirine, cela veut dire « jardin »…

« En perpétuels mendiants de l’amour »

Ce jardin-là ne constitue pas la première implantation des trappistes en Algérie, puisque Charles de Foucauld a séjourné à Staoueli, un monastère qui a existé de 1843 à 1904. En 1934, ce sont des moines de l’abbaye de Notre-Dame-de-Délivrance, à Rahjenburg, dans l’actuelle Slovénie, qui débarquèrent en Algérie. Le 7 mars 1938, douze moines, de Rahjenburg mais aussi d’Aiguebelle qui assume la paternité de la fondation, s’installent au domaine de Tibhirine, sous le patronage de Notre-Dame-de-l’Atlas. Vingt-cinq ans plus tard, en 1963, comme l’Eglise locale se vide de sa substance, la communauté vote la fermeture « progressive » du monastère, et l’abbé général entérine la décision.

La décision ne sera cependant jamais appliquée. À l’appel de Mgr Duval, archevêque d’Alger, les abbayes d’Aiguebelle et de Timadeuc se mobilisent et envoient en 1964 quatre frères chacune. La vie peut repartir. En 1984, Tibhirine renonce au statut d’abbaye pour devenir un prieuré autonome. C’est à partir de cette date que la communauté, sous la houlette du nouveau prieur, le frère Christian-Marie, va pouvoir vivre à fond sa vocation monastique en terre algérienne, étant alors la seule trappe en milieu non chrétien.

Quelle vocation ? Celle d’être « signe sur la montagne », selon les armoiries de Tibhirine. Non pas des croisés du dogme catholique, mais des frères d’un peuple qui se définit par l’islam. Les moines se consacrent donc à la prière dans un respect total de la religion qui les entoure, dans une humble soumission au dessein de Dieu, dans un service gratuit de la population locale, dans une recherche exigeante de communion « par le haut », « en perpétuels mendiants de l’amour ». Ils croient en la convivialité spirituelle des croyants, ils veulent même tracer des chemins d’émulation spirituelle, us réussissent un dialogue vrai entre chrétiens et musulmans dans le cadre de leur groupe dénommé « Ribât es-Salâm » (le lien de la paix), fondé en 1979.

Violence contre violence

Mais ils vont être rattrapés par l’histoire. En effet, le pays d’accueil, l’Algérie, vit une longue descente aux enfers. À la suite de l’indépendance chèrement acquise en 1962, le choix d’une voie algérienne vers le socialisme n’a pas donné les résultats escomptés. L’échec de la modernisation selon Boumediene et de la libéralisation selon Chadli Bendjedid pousse des populations appauvries du côté de la religion, ou d’un discours religieux. Le contrôle étatique sur toute l’activité économique ne profite qu’à une nomenklatura militaro-financière corrompue, de plus en plus mal supportée par le peuple. En 1988, des émeutes éclatent à Alger d’abord, puis dans d’autres villes, tant se dégradent les conditions de vie. Faillite du parti unique, chute des cours du pétrole, poids de la dette extérieure, pression démographique, absence de politique du logement, chômage des jeunes : le recours va être un certain islam. Un islam traditionaliste colporté par des enseignants – notamment égyptiens et irakiens – qui développent le mythe d’un âge d’or de l’islam durant lequel régnaient la justice et la prospérité. Le terrain est prêt pour l’islamisme qui permet d’exprimer le rejet du système en place et de donner une identité aux laissés-pour-compte du développement économique et de la modernisation sociale. Cet islam se présente comme la solution de tous les problèmes, revendique la vertu, aide les pauvres et part en guerre contre l’Occident. C’est, selon l’expression de Joseph Maïla, « un détournement de transcendance », un travestissement de la religion musulmane. Mais le peuple a l’impression d’y retrouver son âme.

L’acceptation du multipartisme par le président Chadii et le mécontentement populaire font que le FIS (Front islamique du salut), aux élections de juin 1990, prend 853 municipalités sur 1351. Aux élections législatives de décembre 1991, le FIS remporte le premier tour et peut même viser, au second tour du 16 janvier 1992, la majorité des deux tiers qui lui permettrait de réviser la Constitution. Coup d’État de l’armée le II janvier 1992. Les élections sont annulées et le FIS dissous. Apparaissent de nouveaux sigles comme l’AIS (Armée islamique du salut), bras armé du FIS, et le GIA (Groupe islamique armé), groupe le plus radical et le plus déterminé qui n’hésite pas à s’attaquer aux civils, intellectuels, professeurs, journalistes, écrivains, chercheurs, et aux étrangers.

Depuis 1992, l’Algérie est entrée dans le cycle ininterrompu de la violence et de la contre- violence. Les groupes terroristes et les forces de sécurité se livrent un combat sans merci. Et la communauté de Tibhirine se trouve juste sur la ligne de feu entre ceux que les moines appellent, par volonté de paix, les « frères de la montagne », les maquisards islamistes, et les « frères de la plaine », les militaires et les policiers.

Les textes ici recueillis et classés par ordre chronologique sont des lettres circulaires, des sermons, des conférences. Ils livrent, de façon inégalable, l’expérience de ceux qui prenaient peu à peu conscience du destin vers lequel ils allaient.

A travers les confidences des moines, nous pouvons sentir monter l’inquiétude. La neutralité est difficile à tenir. « Dans la ligne de ce qui nous sépare , il nous a fallu rester fermes dans notre refus de nous identifier à l’un ou l’autre camp, rester libres pour contester pacifiquement les armes et les moyens de la violence et de l’exclusion. » Les moines ont cette formule étonnante : « Dans la nuit, prendre le Livre quand d’autres prennent les armes. » Christophe ne se voile pas la réalité : « Oui, il y a des ennemis. On ne peut pas nous contraindre à dire trop vite qu’on les aime, sans faire injure à la mémoire des victimes dont chaque jour le nombre s’accroît. Dieu saint. Dieu fort, viens à notre aide ! » Le monastère veut garder le difficile équilibre entre partage de l’épreuve et présence à Dieu.

« Obscurs témoins d’une espérance »

Mais le règne de la terreur va obliger la communauté de Tibhirine à repenser sa vocation à une profondeur encore plus grande. En un mot, à se confronter à la mort. « Traditionnellement, c’est une compagne assidue du moine », reconnaissent-ils. Mais cette compagnie devient bien concrète quand on a l’impression d’être « un vivier offrant une réserve de victimes faciles pour d’autres représailles ». Surtout que la liste des victimes chrétiennes, religieux et religieuses, s’allonge. Après la première incursion du GIA au monastère à Noël 1993, les moines vont donc reposer leur choix : rester ou partir ? S’ils restent, ce n’est pas par bravade ou par goût du martyre. Trois motifs s’imposent à eux :

– la conscience d’un appel intérieur. Être là parce que le Christ est là. « Dieu a tant aimé les Algériens qu’il leur a donné son Fils, son Eglise, chacun de nous » ;

– la solidarité avec un peuple. Celui-ci ne peut partir, pris en tenaille entre deux violences. L’alliance avec ce peuple otage fait partie du vou de stabilité lié à la vocation monastique ;

– la communion avec une Eglise. Cette Eglise qu’ils aiment tant et qui les aime tant. Leur évêque, Mgr Teissier, n’a cessé de les visiter, de les encourager, tout en leur laissant l’entière liberté de leur choix. Cette Eglise qui est algérienne et non pas française doit continuer son incarnation.

Allons-nous dire qu’ils ont choisi la mort comme ultime testament ? Ils ont reçu en don la liberté même du Christ : « Ma vie, nul ne la prend ; mais c’est moi qui la donne » (Jn 10, 18). Le frère Michel écrivait à son cousin après le 21 mai 1994, date de son cinquantième anniversaire : « Martyr, c’est un mot tellement ambigu ici… S’il nous arrive quelque chose -je ne le souhaite pas -, nous voulons le vivre, ici, en solidarité avec tous ces Algériens et Algériennes qui ont déjà payé de leur vie, seulement solidaires de tous ces inconnus, innocents… » L’expression la plus juste pour exprimer leur cheminement au cours des deux dernières années serait celle-ci : « obscurs témoins d’une espérance ». Les moines de Tibhirine ont offert leur vie dans l’espérance d’une Algérie pacifiée, d’un dialogue constructif des croyants, du véritable culte qui plaît à Dieu. L’expression, citée par le frère Christian lors des assassinats de sour Paul-Hélène et de frère Henri, est reprise d’une hymne liturgique qu’il vaut la peine de citer dans son intégralité, tellement elle condense le sens d’une vie donnée :

« La création dans les ténèbres
Gémit vers toi, Dieu de bonté ;
A son appel vient sur nos lèvres
Un cri profond d’humanité.

Obscurs témoins d’une espérance
Qui tend vers toi leurs mains liées,
Les prisonniers de la souffrance
Dans l’ombre ont faim de liberté.
Du plus lointain de la genèse,
Nos corps s’en vont vers le tombeau ;
Mais au creuset de la promesse,
La mort se change en feu nouveau.

L’Esprit d’amour emplit la terre
Dans un élan mystérieux ;
II crie en nous : Viens vers le Père !
Franchie la mort, tu verras Dieu. »

Égorgés

Dans la nuit du 26 au 27 mars 1996, sept moines de Notre-Dame-de-l’Atlas ont été enlevés par un groupe du GIA. Pendant des semaines, nous n’avons pas su s’ils étaient morts ou vivants. Le communiqué n° 43 du GIA, en date du 18 avril, explique la raison « théologique » de leur rapt : « Tout le monde sait que le moine qui se retire du monde pour se recueillir dans une cellule s’appelle chez les nazaréens un ermite. C’est donc le meurtre de ces ermites qu’Abou Bakr al-Siddiq avait défendu. Mais si un tel moine sort de son ermitage et se mêle aux gens, son meurtre devient licite. C’est le cas de ces moines prisonniers qui ne se sont pas coupés du monde. En revanche, ils vivent avec les gens et les écartent du chemin divin en les incitant à s’évangéliser. Leur grief est plus grave encore. »

Le communiqué suivant, en date du 21 mai, annonce : « Nous avons tranché la gorge des sept moines. » La découverte de leurs corps près de Médéa, le 30 mai, confirmait l’acte ignoble. Les sept moines reposent désormais au « jardin » de Tibhirine, là où ils ont planté des graines de foi, d’espérance et d’amour. Ne se voulaient-ils pas des jardiniers de l’espérance ? Aux yeux des chrétiens, les deux mois de séquestration ont fidèlement épousé le rythme de l’année liturgique. Passion-Mort-Résurrection-Pentecôte. Dans la chair de ses disciples exposés à la violence du monde, la suite du Christ devient imitation, et l’imitation, identification.

Mais le sacrifice des moines de Tibhirine a valeur de message pour l’humanité entière. Non, la barbarie n’est pas fatale. Non, les religions ne sont pas les tisons des nouveaux conflits mondiaux. Oui, le respect de la vie humaine est le fondement de toute vie en société. Oui, le parti de l’amour, du pardon, de la communion, est le seul qui donne un avenir à l’homme.

Longtemps encore résonnera au cour de chacun, dans les larmes de l’émotion, le testament du frère Christian :

« S’il m’arrivait un jour – et ça pourrait être aujourd’hui – d’être victime du terrorisme qui semble vouloir englober maintenant tous les étrangers vivant en Algérie, j’aimerais que ma communauté, mon Eglise, ma famille, se souviennent que ma vie était DONNEE à Dieu et à ce pays… Et toi aussi, l’ami de la dernière minute, qui n’auras pas su ce que tu faisais, oui, pour toi aussi je le veux, ce MERCI, et cet « A-DIEU » envisagé pour toi. Et qu’il nous soit donné de nous retrouver, larrons heureux, en paradis, s’il plaît à Dieu, notre Père à tous deux. »

Les moines de l’Atlas ont inscrit en lettres de sang la vérité ultime de toutes les religions : « II n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux que l’on aime. »

Bruno Chenu,
rédacteur en chef de La Croix,
l juin 1996.

Testament spirituel du frère Christian

QUAND UN A-DiEU S’ENVISAGE…

S’il m’arrivait un jour – et ça pourrait être aujourd’hui – d’être victime du terrorisme qui semble vouloir englober maintenant tous les étrangers vivant en Algérie, j’aimerais que ma communauté, mon Eglise, ma famille, se souviennent que ma vie était DONNEE à Dieu et à ce pays.

Qu’ils acceptent que le Maître unique de toute vie ne saurait être étranger à ce départ brutal. Qu’ils prient pour moi : comment serais-je trouvé digne d’une telle offrande ? Qu’ils sachent associer cette mort à tant d’autres aussi violentes laissées dans l’indifférence de l’anonymat. Ma vie n’a pas plus de prix qu’une autre. Elle n’en a pas moins non plus. En tout cas, elle n’a pas l’innocence de l’enfance. J’ai suffisamment vécu pour me savoir complice du mal qui semble, hélas, prévaloir dans le monde, et même de celui- là qui me frapperait aveuglément.

J’aimerais, le moment venu, avoir ce laps de lucidité qui me permettrait de solliciter le pardon de Dieu et celui de mes frères en humanité, en même temps que de pardonner de tout cour à qui m’aurait atteint.

Je ne saurais souhaiter une telle mort ; il me paraît important de le professer. Je ne vois pas, en effet, comment je pourrais me réjouir que ce peuple que j’aime soit indistinctement accusé de mon meurtre.

C’est trop cher payé ce qu’on appellera, peut- être, la « grâce du martyre » que de la devoir à un Algérien, quel qu’il soit, surtout s’il dit agir en fidélité à ce qu’il croit être l’islam. Je sais le mépris dont on a pu entourer les Algériens pris globalement. Je sais aussi les caricatures de l’islam qu’encourage un certain islamisme. Il est trop facile de se donner bonne conscience en identifiant cette voie religieuse avec les intégrismes de ses extrémistes.

L’Algérie et l’islam, pour moi, c’est autre chose, c’est un corps et une âme. Je l’ai assez proclamé, je crois, au vu et au su de ce que j’en ai reçu, y retrouvant si souvent ce droit-fil conducteur de l’Évangile appris aux genoux de ma mère, ma toute première Eglise, précisément en Algérie, et, déjà, dans le respect des croyants musulmans. Ma mort, évidemment, paraîtra donner raison à ceux qui m’ont rapidement traité de naïf, ou d’idéaliste : « Qu’il dise maintenant ce qu’il en pense ! » Mais ceux-là doivent savoir que sera enfin libérée ma plus lancinante curiosité. Voici que je pourrai, s’il plaît à Dieu, plonger mon regard dans celui du Père pour contempler avec lui ses enfants de l’islam tels qu’il les voit, tout illuminés de la gloire du Christ, fruits de sa Passion, investis par le don de l’Esprit dont la joie secrète sera toujours d’établir la communion et de rétablir la ressemblance, en jouant avec les différences.

Cette vie perdue, totalement mienne, et totalement leur, je rends grâce à Dieu qui semble l’avoir voulue tout entière pour cette JOIE-là, envers et malgré tout. Dans ce MERCI où tout est dit, désormais, de ma vie, je vous inclus bien sûr, amis d’hier et d’aujourd’hui, et vous, ô amis d’ici, aux côtés de ma mère et de mon père, de mes sours et de mes frères et des leurs, centuple accordé comme il était promis !

Et toi aussi, l’ami de la dernière minute, qui n’aura pas su ce que tu faisais. Oui, pour toi aussi je le veux, ce MERCI, et cet « A-DIEU » envisagé de toi. Et qu’il nous soit donné de nous retrouver, larrons heureux, en paradis, s’il plaît à Dieu, notre Père à tous deux. AMEN !

Incha Allah !

Alger, l décembre 1993.
Tibhirine. l janvier 1994.

Témoins du Christ

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