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Responsable de la chronique : Marius Dion, o.p.
Témoins du Christ

« J’ai senti battre le cœur du monde » Conversations avec Bernard Lecomte. (Partie 2)

Imprimer Par Cardinal Roger Etchegaray

 

Le cardinal Etchegaray est l’un des personnages les plus attachants de l’Église catholique. Il en a connu tous les progrès, toutes les crises, tous les acteurs, tous les secrets. Et il y a joué lui-même un rôle souvent déterminant. La publication de ses Mémoires est un événement d’ampleur internationale.
Expert au concile Vatican II, président du Conseil des conférences épiscopales d’Europe, créé cardinal en 1979 par Jean-Paul II après avoir été durant plusieurs années archevêque de Marseille, il fut pendant plus de deux décennies l’un des principaux collaborateurs et confidents du pape polonais et son envoyé spécial dans le monde pour les missions les plus secrètes et délicates.
Dans ses entretiens avec Bernard Lecomte, il révèle pour la première fois ses conversations avec Fidel Castro ou Saddam Hussein, ses missions au Rwanda en plein génocide, au Moyen-Orient ou au cœur de la Chine communiste. Il évoque aussi longuement ses relations personnelles avec Paul VI, Jean- Paul II et Benoît XVI, ainsi qu’avec tous ceux qui, d’un bout à l’autre de la planète, ont accompagné son itinéraire pastoral.
Ce document exceptionnel nous permet de vivre de l’intérieur toute l’histoire spirituelle, politique et diplomatique de l’Église contemporaine.


– En décembre 1988, vous débarquez à Cuba. La visite d’un cardinal de Curie dans ce pays communiste intéressa les médias du monde entier. Elle intervenait au moment où, à l’Est, la perestroïka faisait trembler le marxisme-léninisme sur ses bases …

Le 23 décembre 1988, j’atterris à La Havane, capitale de cette grande île des Caraïbes, pour une visite de dix jours. J’étais invité par l’archevêque Don Jaime Ortega et les évêques des six autres diocèses de l’île, que j’ai visités au pas de course, d’ouest en est, sur plus de 1 200 km : Pinar del Rio, Matanzas, Santa Clara, Camagüey. Holguin et Santiago de Cuba, avec un pèlerinage au sanctuaire national de la Caritaa -del Cobre, la « petite Vierge» {Virgineta) qui appartient à tous les Cubains. J’étais porteur d’une forte lettre du pape à l’épiscopat, qui a été lue dans les sept cathédrales où j’ai célébré la messe.

Le lendemain de mon arrivée, c’était la nuit de Noël, mais la fête de Noël, à Cuba, était devenue un jour de travail comme les autres, en pleine saison de récolte de la canne à sucre, baromètre de l’économie cubaine. La fête ne devait être rétablie qu’à l’occasion de la visite du pape dix ans plus tard.

Bousculée trente ans auparavant par• la révolution castriste, l’Église commençait à peine, sans aucun esprit de revanche, à refaire surface pour être de plus en plus présente dans la nouvelle société, notamment à la .suite d’une «Rencontre nationale des fidèles» en 1986, présidée par le cardinal Pironio, un Argentin chargé à Rome de l’apostolat des laïcs. Dans la foulée, j’ai pu moi-même donner le 29 décembre, au séminaire de La Havane, une conférence sur la doctrine sociale de l’Église en présence de dirigeants marxistes. Moins de la moitié de la population était catholique, et même les rites magiques de la Santeria afro-cubaine avaient résisté à la rationalité scientifique prônée par le régime -: contre la religion.

Le 30 décembre, j’ai été reçu au palais de la Révolution par le vice-président du Conseil d’État Carlos Rafael Rodriguez qui me dit, entre autres, qu’il appréciait que sa propre tante fût soignée par des religieuses. Ce qui me permit de pousser le dossier de la contribution sociale de l’Église dans le domaine de la santé, une des fiertés du régime cubain. Le même jour, ou plutôt dans la nuit, je prenais place dans le bureau de Fidel Castro, au sous-sol du même palais de la Révolution …

– Pouvez-vous nous raconter cette rencontre originale, qui a marqué un tournant dans les relations de Cuba avec le Vatican?

La rencontre a duré de 22 h 30 à 1 heure du matin. Me voici en face de Fidel Castro assisté de son confident, José Felipe Carneado, auquel il avait confié le poste clé des questions religieuses au sein du Parti communiste. À côté de moi, précieux conseiller, le chargé d’affaires de la nonciature, Mgr Christophe Pierre, un Breton qui fera une belle carrière et qui est aujourd’hui nonce au Mexique.

Quand Castro défait avec un couteau le paquet du cadeau que je lui offre au nom du pape, il découvre un livre sur le Vatican et s’exclame : «Personne n a encore osé m y inviter, moi qui ai passé tant dannées dans un collège religieux!» Il me fait raconter longuement – j’étais comme en confession. – mon histoire personnelle, curieux des moindres détails. Il est très surpris que je sois basque, il le répète plusieurs fois: « Un cardenal basco francès! »

Il me demande si le pape Jean-Paul II a repris toute sa force depuis l’attentat de 1981 : « Comment fait-il pour accomplir tout ce qu’il fait? C’est le pape le plus actif de ces trois derniers siècles!» Il m’interroge beaucoup sur la réunion d’Assise qui semble le passionner : «Les juif y étaient-ils? Les bouddhistes ont-ils des leaders? Et les hindous? Et les sikhs? Est-ce que l’Église a des relations avec les musulmans chiites? Quand j’étais étudiant chez les jésuites, on n aurait jamais imaginé une rencontre de ce genre!»

Castro, sur un ton badin, me montre qu’il a suivi attentivement ma visite dans l’île, et notamment l’enthousiasme des chrétiens : «Je me demandais ce que pouvait posséder une personne pour conquérir autant de monde. En vous rencontrant ce soir, je comprends que le pape nous a envoyé son représentant le plus dangereux! Cela me satisfait, parce que je me rends compte que vous travaillez d’abord pour la paix … »

Je constate ensuite l’intérêt qu’il porte à l’Afrique – l’Angola, le Mozambique, ces régions où les soldats cubains découvrent de plus pauvres qu’eux. Puis il m’interroge sur la position de Jean-Paul II au sujet de la dette. Quand je lui cite l’encyclique Solicitudo rei socialis, il a l’air surpris et réagit de façon désarmante: « Il faut que je me refasse une collection complète des documents du pape! »
Castro aborde ensuite le thème de l’environnement et de l’écologie, sur lequel, visiblement, il s’est penché : «L’excès de dioxyde de carbone dans l’atmosphère peut provoquer des sécheresses, des cyclones, faire monter le niveau de la mer : il y a là un risque de tragédie de grande ampleur!» Il souhaite que le pape parle davantage de tout cela.

Quant à une éventuelle visite de Jean-Paul II à Cuba, sa réponse fuse: « Cela dépend du pape! Ce sera quand il le décidera. Il ne viendra pas seulement pour les catholiques, mais aussi pour les non-catholiques. Sa visite sera bienvenue aux yeux du gouvernement et du peuple. » Et Castro de me glisser une requête: « Quand il viendra, je voudrais disposer de beaucoup de temps pour pouvoir converser avec lui sur un certain nombre de thèmes qui nous concernent tous les deux … » Je lui ai promis de transmettre cette demande au pape.

– Mais cet hôte prévenant et volubile était aussi un dictateur qui n avait pas lésiné, pendant trente ans, sur les moyens pour briser toute résistance, y compris celle des chrétiens !

Bien sûr! À mon arrivée, le nonce m’avait transmis une toute petite lettre, aux caractères minuscules, que m’avait écrite en prison, quelques jours avant mon arrivée, l’un des quatre prisonniers politiques dits plantados (historiques), Alberto Grau-Sierra: un dessin de crucifixion, une écriture minutieuse, sans rature, très émouvante. Son auteur sera d’ailleurs libéré quelques jours après mon départ, avec quarante-quatre autres prisonniers.

J’ai remarqué, le lendemain, que la presse cubaine ne disait pas un seul mot ni sur cette rencontre, ni sur mon voyage. Celui-ci coïncidait avec le 30e anniversaire de la Révolution. Quelques jours après mon départ, le journal officiel Granma, parfaitement silencieux sur ma visite, publiait largement une lettre du cardinal Arns, de Sao Paulo, où celui-ci assurait que « la foi chrétienne identifie dans les conquêtes de la Révolution les signes du Règne de Dieu» ! Le Lider maximo savait choisir ses alliés et dérouter les visiteurs …

Le lendemain de cette rencontre, Jour de l’An, j’ai célébré la messe dans une cathédrale trop petite pour accueillir plus de 4 000 fidèles – dans un pays où les rassemblements publics étaient évidemment interdits. Fort de mon entretien de la nuit avec Fidel Castro, et mesurant sans peine l’attente des Cubains pour une visite du pape, il m’a suffi de quelques demi-mots pour provoquer un immense cri: « Qué venga! qué venga!» (<< Qu’il vienne! »), aussitôt traduit dans la presse internationale comme une prochaine arrivée de Jean-Paul II, alors qu’il faudra … dix longues années pour que se réalise ce jour, entrevu comme une rosée miraculeuse !

Entre-temps il y aura la visite que j’ai négociée avec l’ami de Castro José Felipe Carneado, au Vatican. Il y aura plusieurs missions importantes à Cuba comme celle de Mgr Jean-Louis Tauran, le « ministre des Affaires extérieures» du Saint-Siège.

Moi-même, je suis revenu à Cuba du 13 au 17 août 1992 et du 15 au 19 novembre 1994. Le motif était surtout humanitaire, car le pays traversait une période critique du fait du blocus américain et de l’effondrement de l’URSS. Autre objectif: desserrer l’emprise de l’idéologie athée qui n’autorisait guère l’Église locale à exercer sa propre activité charitable et à bénéficier d’une solidarité «catholique ». On ne parlait plus de la visite du pape. Malgré ce contexte de tension entre le Vatican et La Havane, j’ai élargi mes contacts au Dr Carlos Lage Davila, membre du politburo du PC cubain et secrétaire exécutif du Conseil d’Etat, ainsi qu’au Dr Ricardo Alarc6n de Queseda, ministre des Affaires extérieures.

– Avez-vous revu Fidel Castro à l’occasion de ces deux autres visites?

Oui, et longuement. Je ne sais qui de nous cherchait à séduire l’autre, mais je dois reconnaître que je prenais plaisir à converser avec cet homme qui, pourtant, n’avait rien d’un enfant de chœur.

Je me rappelle un trait qui révèle.~ quel point deux personnes aussi différentes que lui et moi peuvent faire vibrer ensemble la fibre humaine. C’était le 17 décembre 1992, à la nuit tombante. Je lui racontai que, le matin même, j’avais présidé le pèlerinage populaire – et quelque peu syncrétiste – au sanctuaire de saint Lazare, patron de La Havane, à 30 km de la capitale. Il me dit que sa mère s’y rendait chaque année et l’emmenait, enfant, avec elle. Il me demanda à brûle-pourpoint combien il y avait de saints au Ciel. Embarrassé, j’évoquai la « nuée» des saints, non inscrits au calendrier, que l’Eglise célèbre à la Toussaint. J’ajoutai que, peut-être, en ce moment même, sa mère et la mienne se trouvaient côte à côte, chantant ensemble la gloire de Dieu. Lui et moi nous nous sommes alors regardés comme deux enfants, et j’ai surpris une larme sur sa joue.

C’était un homme très curieux et très cultivé. Chaque fois, il me parlait de ses lectures – une fois, c’était un livre sur l’origine du monde. Il était très au fait de ce qui se passait aux quatre coins du monde, et … très fort sur les sujets religieux. Il me posait des colles sur l’Église ou l’Évangile. Je lui ai dit que c’était la première fois que je parlais de l’Évangile avec le chef d’un État marxiste. Réponse de Castro : «Dans ma vie, il y a deux choses importantes: le marxisme et l’Évangile!»
À la fin du deuxième entretien, il m’offrit son dernier livre à peine publié, Un grano de maïz, qu’il me dédicaça avec ces mots: «Para nuestro muy aprecido amigo y visitante cardinal fraternalmente! »

Lors de ma visite de novembre 1994, en présence de Caridad Diego Bello, une ancienne secrétaire des Jeunesses communistes qui avait pris la succession de Carneado, j’ouvris une Semaine sociale par une conférence sur «la mission réconciliatrice de l’Église à Cuba ». L’épiscopat venait de fonder une commission Justice et Paix, j’avais rencontré discrètement des leaders de l’opposition … et voilà que, le vendredi 18 au soir, Fidel Castro vint par surprise à la nonciature où je dînais avec les évêques.

Le peuple cubain devra pourtant attendre jusqu’au 21 janvier 1998 pour accueillir un pape déjà voûté, marchant avec une canne, et l’entendre clamer dès son arrivée: « Que Cuba s’ouvre au monde et que le monde s’ouvre à Cuba!» Pendant cinq jours, Fidel Castro n’a pas quitté l’ombre de son hôte illustre, tandis que Jean-Paul II allait aussi loin que possible dans l’analyse impitoyable d’un régime crépusculaire.

À son retour à Rome, dressant le bilan de sa visite, le pape déclara modestement : « Cette visite a permis de donner une voix à l’âme chrétienne des Cubains. » L’un d’entre eux, en retour, m’écrira: «Jean-Paul II nous a accompagnés jusqu’au seuil d’une porte qu’il a ouverte en nous invitant à y entrer avec responsabilité et sérénité. »

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