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Méditation chrétienne

Vaincre la mort

Imprimer Par Maurice Zundel

Maurice Zundel naît à Neuchâtel en Suisse. Il est ordonné prêtre en 1919 et, suite à une décision injuste de ses supérieurs, il est exilé à Rome , où il obtient un Doctorat en Théologie. Il exerce par la suite un ministère de prédicateur itinérant à Paris, Jérusalem et au Proche-Orient. Après son retour en Suisse, il exerce son ministère pastoral à Lausanne jusqu’à sa mort. Il est étonnant de constater à quel point la pensée de cet homme tellement humble (pratiquement inconnu de son vivant) continue de rayonner ; il est considéré à juste titre comme un géant de la spiritualité chrétienne.

De fait, tous les chefs-d’œuvre, que ce soit les admirables figures d’Abou Simbel, ou les têtes modelées il y a 3000 ans par l’art sumérien, que ce soit les temples Indochinois, mexicains ou grecs, ou les cathédrales romanes ou gothiques, que ce soit un lavis ou une eau-forte japonaise, tous les chefs-d’œuvre nous émeuvent parce que, de l’un à l’autre, nous faisons la même rencontre : ils sont centrés sur la même présence. Devant tous les chefs-d’œuvre, qu’ils soient plastiques, picturaux ou sonores, nous avons le même mouvement d’émerveillement, parce que nous y reconnaissons la même présence, suggérée sous mille aspects différents. Nous reconnaissons ce moment où l’artiste, tout d’un coup, a été ravi, comblé, où il était délivré de lui-même, où il s’est senti au contact d’une source infinie et où il a pu imprimer dans la matière le souvenir, l’émotion et la durée éternelle de cet instant.

Si l’humanité est si soucieuse de conserver les chefs-d’œuvre dont elle a hérité du passé le plus lointain, si cela lui fait honneur, c’est parce que chaque chef-d’œuvre est, à sa manière, le sacrement visible, sensible de cette rencontre unique. C’est parce que toutes les œuvres d’art processionnent vers la même beauté, qu’elles s’organisent toutes autour du même centre, qu’elles respirent dans la même présence et qu’elles nous communiquent la même joie et le même amour. Si les œuvres d’art sont aussi vénérables et si elles sont sacrées, c’est parce qu’elles portent l’empreinte de ce moment unique où l’artiste s’est dépassé dans la contemplation et s’est perdu de vue dans ce dialogue qui est la Vie de notre vie. Alors, à combien plus forte raison l’homme lui-même, quand il vit de cette beauté et de cette harmonie, quand il est tout entier devenu cette musique, devient-il un centre, un centre éternel.

De la circonférence où il s’égarait et s’épuisait, l’homme, en Dieu, est relié au centre et devient lui-même un centre où toute l’histoire s’organise, où la vie reprend signification, où toute réalité transparaît à travers un visage. Le monde devient visage, le monde devient quelqu’un. Le monde n’est plus une chose, il n’est plus un obstacle ou une opacité, un refus, une condamnation de l’esprit. Le monde devient lisible pour l’esprit. Il devient cet immense livre où saint Bonaventure voulait lire la Trinité. Il cesse d’être dehors, il devient lui-même une réalité du dedans parce qu’il y a désormais une ouverture, un lien, une communication, une relation qui s’établit entre toutes choses, et toute chose devient une référence à la même présence, indique le même Visage et nous reconduit à la même source.

Il est donc vain de se demander pourquoi les morts ne reviennent pas. Cela ne signifie rien du tout parce que, dans le monde de l’esprit, la connaissance est une naissance. Elle suppose une intimité, une communication, une identification. Et il y a tant de néant et tant d’absence dans les conversations qui occupent la plupart de nos journées qu’il est impossible que le visage humain puisse se révéler dans ces mots, ces mots qui marchent tout seuls, ces mots passionnels, qui sont simplement l’expression de nos limites et de nos servitudes.

De fait, il y a des êtres qui semblent masqués à un de¬gré incroyable. On dirait qu’ils ne font pas autre chose que dissimuler leur être véritable. Ils paraissent ne songer qu’à se camoufler parce qu’ils n’ont pas confiance, parce qu’ils ne font pas crédit au regard des autres. Et il arrive parfois qu’un de ces visages, soudain, apparaisse. Le masque se déchire et, derrière tout ce make believe, tous ces faux semblants et ces jeux d’artifice, on découvre enfin l’authenticité déchirante d’une âme, d’un esprit, enfin d’une existence où la dimension humaine surgit dans la détresse, dans la solitude, dans l’appel, dans la nuit. Enfin on la sent, elle est là. Et puis, soudain, on découvre dans cette immense absence la présence qui l’a presque comblée. Dans ce de profundis, comme dans celui qu’Oscar Wilde a écrit en prison, on retrouve enfin la présence unique qui est la Vie de notre vie.

Il s’agit donc de vaincre la mort, aujourd’hui même. Le ciel n’est pas là-bas: il est ici; l’au-delà n’est pas derrière les nuages, il est au dedans. L’au-delà est au dedans, comme le ciel est ici, maintenant. C’est aujourd’hui que la vie doit s’éterniser, c’est aujourd’hui que nous sommes appelés à vaincre la mort, à devenir source et origine, à recueillir l’histoire pour qu’elle fasse à travers nous un nouveau départ, aujourd’hui, nous avons à donner à toute réalité une dimension humaine pour que le monde soit habitable, digne de nous et digne de Dieu.

Mais le témoignage d’Augustin porte encore plus loin. «Tu étais dedans, moi j’étais dehors. Tu étais toujours avec moi, mais c’est moi qui n’étais pas avec toi.» Ce témoignage signifie que Dieu est notre liberté — et cela est d’une conséquence infinie —, parce que, tant que nous ne l’avons pas trouvé, nous sommes aliénés à nous-mêmes, étrangers à nous-mêmes, incapables de nous atteindre, esclaves par conséquent de notre biologie, soumis aux servitudes des forces physico-chimiques et aux courants du psychisme animal qui se prolongent en nous.

Mais quand l’homme a atteint au dedans de lui-même, il y reconnaît immédiatement la présence qui est la clé de son intimité. Il comprend aussitôt que c’est là le sceau de la divinité. Dieu ne peut pas être atteint par le dehors. Il ne peut pas nous contraindre ou nous imposer quoi que ce soit parce que le signe de son passage, la signature de son action, la caution infaillible de sa présence, c’est que nous passons du dehors au dedans.

Qu’est-ce que c’est que le dedans sinon une autonomie inviolable ? Quelle est la joie de l’amour du vrai, qui est si rare et d’autant plus précieux ? Quelle est la joie du véritable amour, sinon d’être une rencontre intérieure si délicate, si respectueuse, si agenouillée et si silencieuse qu’aucune contrainte n’est imaginable, car, dès que la contrainte entre dans l’amour, l’amour est dévasté.

L’amour respire dans la liberté et réclame une autonomie inviolable. Il est un secret qui ne se peut vivre que par voie d’identification. Il faut devenir l’autre pour atteindre à soi-même. Il faut s’effacer, se quitter soi-même. Il faut s’élargir, s’immensifier et devenir pour l’autre un espace illimité. Il faut enfin lui apporter la présence infinie où il pourra enfin être lui-même, où il respirera à pleins poumons, où il pourra enlever son masque et révéler son vrai visage.

Le dedans ou l’autonomie, le dedans ou l’inviolabilité, le dedans ou la spontanéité et la liberté absolue, c’est une seule et même chose. Augustin nous le dit dans les termes les plus formels. C’est Dieu qui est dedans. C’est nous qui sommes dehors. Et quand nous cessons d’être dehors, c’est parce que, à ce moment-là, à travers lui et en lui, aimantés et délivrés par lui, immensifiés par lui, nous sommes devenus une intimité inviolable.

Comment Dieu pourrait-il empiéter sur notre liberté ? Comment pourrait-il nous prédestiner à quoi que ce soit ? Comment pourrait-il décider de notre sort alors que le vrai Dieu, le seul qui soit connaissable et le seul qui se révèle à nous au cœur de notre intimité, celui des paroles éternelles d’Augustin, c’est celui qui scelle notre intimité, qui en consacre la dignité et la rend éternellement inviolable.

C’est donc tout le contraire de ce que l’on pouvait imaginer. L’homme est aliéné à lui-même tant qu’il n’est qu’une biologie qui se laisse porter par les forces aveugles qui sont à l’œuvre dans l’univers. En effet, il est aliéné fondamentalement. Il n’est qu’un candidat à son humanité, il n’est pas encore un homme et ne le sera qu’au moment et dans la mesure où, sous l’aimantation de la présence qui ne cesse de veiller en nous, et répondant à cette aimantation, il deviendra enfin une intimité, où personne ne pourra pénétrer sans son aveu. Cette intimité sera si bien défendue que Dieu demeurera à genoux devant elle au lavement des pieds. Il ne peut pas forcer cette intimité, il ne peut que l’appeler et qu’engager avec elle un dialogue de réciprocité, un dialogue de générosité, ce dialogue nuptial que tous les mystiques ont chanté. C’est de ce dialogue d’amour dont parle l’Apôtre lorsqu’il dit: «Je vous ai fiancés à un époux unique pour vous présenter au Christ comme une vierge pure» (2 Co il,2).

Il est donc parfaitement clair qu’en rencontrant Dieu nous ne rencontrons pas un maître, un pouvoir despotique, une domination, un interdit, une limite. Au contraire, en le rencontrant, nous nous rencontrons; en le rencontrant, nous accédons à notre intimité ; en le rencontrant, nous scellons notre dignité; en le rencontrant, nous découvrons notre liberté.

L’immense majorité des hommes ne le savent pas. L’immense majorité des croyants ne le savent pas, car ils sont encore tournés vers un faux Dieu, un Dieu extérieur, un Dieu dans l’espace atmosphérique, un Dieu qui contraint, qui limite, qui menace, qui terrifie, un Dieu qui tue, alors qu’Augustin le rencontrait comme la Vie, la Vie de la vie.

Il s’agit donc de nous défaire de cette idolâtrie, si fréquente chez nous et dans laquelle d’ailleurs nous retombons dès que nous cessons d’écouter et de nous émerveiller. Dieu, pourrait-on dire, c’est quand on s’émerveille. Dieu, c’est quand on découvre tout d’un coup le visage de la beauté . Dieu, c’est quand on perçoit une valeur infinie. Dieu, c’est quand résonne la musique de l’éternité Dieu, c’est quand l’homme ne se voit plus parce qu’il n’est plus qu’un regard vers cette présence qui l’appelle, qui l’aimante, qui l’oriente, qui le délivre en le comblant

Et tout est là : il s’agit pour nous de recréer toutes les occasions de nous émerveiller, qui ont suscité l’immense procession des œuvres d’art. Car c’est dans la mesure où nous serons centrés sur cette beauté, toujours inconnue et toujours reconnue, que nous nous quitterons sans y penser et que, à nouveau, nous accéderons à nous-mêmes en passant du dehors au dedans et en retrouvant l’attente éternelle de Dieu, qui était toujours déjà là, bien que nous fussions si longtemps distraits, absents et inattentifs.

Nous sentons bien que nous sommes ici en pleine vie. Et c’est là que Jésus veut nous conduire: «Je suis venu pour qu’ils aient la vie et que la vie en eux soit débordante. » « 0 vie, disait Nietzsche, dans tes yeux j’ai plongé mon regard, et dans un abîme il me semble pénétrer ! » C’est là ce que veut le Seigneur. Il ne s’agit pas que notre vie se ratatine et se rabougrisse: il s’agit qu’elle prenne toutes ses dimensions. Le vrai chrétien n’est pas celui qui s’aplatit dans le sentiment d’une perpétuelle mendicité, mais celui qui, ne se regardant plus, parce qu’il se perd dans l’éternelle Beauté, ne pense plus, comme François, qu’à chanter la terre, à chanter le soleil, à chanter la lumière, à chanter les étoiles, à chanter les couleurs, à chanter les fleurs, parce que le monde est devenu infini, parce qu’il apparaît comme le don d’une tendresse incomparable qui s’échange avec nous-mêmes. Désormais, on n’est plus hors de la maison. On a trouvé enfin son foyer, et dans ce foyer le cœur qui bat dans le nôtre, le cœur qui est le Dieu vivant, le cœur du premier amour qui est aussi l’origine, la source, la caution et le phare de notre grandeur et de notre liberté.

Nous voulons donc graver dans notre esprit cet itinéraire de saint Augustin. Nous voulons garder comme des pôles de lumière ces deux mots si simples : dehors, dedans. «Tu étais dedans, et moi j’étais dehors. Tu étais toujours avec moi, mais c’est moi qui n’étais pas avec toi. »

Nous garderons ce critère de la présence divine, le seul critère: quand on est libre, quand on ne se regarde plus, quand on ne tourne plus autour de soi, quand on ne veut contraindre ni soi ni personne, quand on est un espace où la vie respire en soi et autour de soi. Quand le monde est plus beau, alors c’est que Dieu est là, c’est qu’il est en train de passer, c’est que toute chose re¬tourne à son origine et se met à chanter.

Il y a une immense poésie dans ce livre qu’Augustin appelait — c’est du Verbe qu’il s’agit — l’éternelle poésie du Père. Cette poésie vivante et vivifiante transforme. Elle fait de toute réalité un symbole et un sacrement parce que le vrai monde n’est pas encore. Le monde éternel n’est pas encore, sinon comme un espoir, un appel, un signe incomparable dans la procession des œuvres d’art.

Mais finalement toute cette procession va vers un sanctuaire qui est intérieur à nous-mêmes. Elle va vers ce tabernacle que nous avons à devenir, car ne savez-vous pas, clame l’apôtre, que vos corps sont les temples de Dieu, que l’Esprit habite en vous, et que vos corps sont les membres de Jésus Christ (I Co 3.16) ?

Laissons un peu d’espace autour de cet immense poème de la création qui revient à son origine, pour que ce poème s’organise en nous et qu’il devienne vraiment le chant de notre vie. Pourquoi continuer à abîmer la vie ? Pourquoi faire le jeu de la mort et nous livrer à cette athérosclérose de l’esprit et du cœur qui fait de tant d’êtres des vieillards précoces ? Pourquoi ne pas aller vers le Dieu de l’éternelle jeunesse et de l’éternelle beauté ? Pourquoi ne pas donner à notre existence sa pleine dimension, puisque l’Évangile nous en découvre l’immensité, puisque Dieu nous attend au cœur de notre intimité, puisque c’est la gloire de Dieu que notre vie soit immense, puisque Jésus est venu pour que la vie soit en nous, et qu’elle soit débordante (cf. Jn 10,10).

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