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« J’ai senti battre le cœur du monde » Conversations avec Bernard Lecomte. (Partie 1)

Imprimer Par Cardinal Roger Etchegaray

Le cardinal Etchegaray est l’un des personnages les plus attachants de l’Église catholique. Il en a connu tous les progrès, toutes les crises, tous les acteurs, tous les secrets. Et il y a joué lui-même un rôle souvent déterminant. La publication de ses Mémoires est un événement d’ampleur internationale.
Expert au concile Vatican II, président du Conseil des conférences épiscopales d’Europe, créé cardinal en 1979 par Jean-Paul II après avoir été durant plusieurs années archevêque de Marseille, il fut pendant plus de deux décennies l’un des principaux collaborateurs et confidents du pape polonais et son envoyé spécial dans le monde pour les missions les plus secrètes et délicates.
Dans ses entretiens avec Bernard Lecomte, il révèle pour la première fois ses conversations avec Fidel Castro ou Saddam Hussein, ses missions au Rwanda en plein génocide, au Moyen-Orient ou au cœur de la Chine communiste. Il évoque aussi longuement ses relations personnelles avec Paul VI, Jean- Paul II et Benoît XVI, ainsi qu’avec tous ceux qui, d’un bout à l’autre de la planète, ont accompagné son itinéraire pastoral.
Ce document exceptionnel nous permet de vivre de l’intérieur toute l’histoire spirituelle, politique et diplomatique de l’Église contemporaine.

Conclusion
«J’ai senti battre le cœur du monde … » Ne faut-il pas un sacré toupet pour avancer une si énorme déclaration? Et pourtant, au bout du long chemin que Dieu m’a fait parcourir, à l’heure où le soleil décline, elle résonne en moi comme une tranquille évidence et se prolonge dans une action de grâces aux accents d’éternité.
Oui, j’ai senti battre le cœur d’un monde qui aspire inlassablement à vivre en paix!
La paix ! Après l’avoir si longtemps servie, je me rends compte que la paix est à faire en temps … de paix, encore plus qu’en temps de guerre. Jamais autant qu’aujourd’hui la guerre ne s’est installée dans la paix. La violence polymorphe et aveugle se faufile partout dans le monde au point de rendre la paix belliqueuse. Après les grandes guerres, les vraies» guerres interétatiques, voici que surgissent les petites guerres intra-étatiques, les guérillas, les conflits identitaires et ethnocentriques. Sans compter la mondialisation de réseaux terroristes, l’incitation au trafic aussi sordide que cynique des armes dites classiques dans les pays pauvres, et la prolifération d’armes nucléaires en dehors du cercle étroit des pays « riches ».

Après tant d’années, je mesure le peu de portée des cris ou des discours incantatoires. La promotion de la paix ne saurait demeurer artisanale, réduite à un bricolage de bons sentiments ou de bonnes idées. Je l’ai dit ici ou là pendant mes missions les plus difficiles : pour dire adieu à la guerre, il ne suffit pas de dire bonjour à la paix !

Il y a un art de la paix. Bien plus, il y a une science de la paix.
Voilà pourquoi l’Église déploie une intense et omniprésente activité, trop peu connue, au sein des organismes et des conférences internationales, où elle se fait le porte-parole de la conscience morale de l’humanité à l’état pur, transcendant tous les intérêts particuliers: New York, Genève, Paris, Rome, Vienne, Bruxelles, Strasbourg sont autant de sièges permanents où, observateur occasionnel, j’ai pu connaître et partager cette passion obstinée de l’Église pour la paix et la réconciliation entre les peuples.

La paix s’est donné de nouveaux noms pour mieux se défendre: développement, justice sociale, écologie, etc. Tout se tient: le moindre accroc à la tunique de l’humanité vient défaire la paix. Durant les nombreuses années où j’ai conjugué justice et paix, j’ai compris qu’il n’y a de paix véritable que celle qui vérifie et respecte à la fois toutes les dimensions de l’homme.

La nausée d’Auschwitz et d’Hiroshima avait poussé les signataires de la Déclaration universelle des droits de l’homme à se revêtir d’une cuirasse juridique qui a permis à l’humanité d’avancer vers l’humain. Mais aujourd’hui cette même humanité, qui se croyait immortelle face à des civilisations qu’elle savait mortelles, se voit menacée à son tour. Devant la situation titubante du monde, l’homme moderne perd pied et se met à douter de lui-même. L’appel désordonné qu’il lance aux droits de l’homme est le cri instinctif de qui veut survivre et surmonter ce doute.
Mais quelle élasticité dans la définition des « droits de l’homme », quel éventail dans leur déploiement, que de clivages entre l’Occident et l’Orient, entre le Nord et le Sud, quel marchandage entre pays qui se font des concessions pour mieux protéger leurs propres intérêts et transforment les droits humains en monnaie d’échange !

Honneur au fantassin des droits de l’homme! Sa vocation est de révéler l’homme à lui-même au nom du Créateur. Sa mission est de réveiller l’homme à ses frères et en leur nom. Mais le veilleur de nuit, toujours sur le qui-vive, se retrouve parfois confronté non plus au sommeil de l’homme, mais à celui de Dieu lui-même. Désolation de certaines terres où Dieu et l’homme semblent morts ensemble. Solitude de certains hommes témoins d’Hiroshima QU de la Shoah, réduits à reprendre le cri de Jésus: « Mon Dieu, pourquoi mas-tu abandonné?» Il faut avoir la folle passion de l’homme pour lancer obstinément sur la détresse humaine le grand filet de la tendresse divine …

Le combat pour les droits de l’homme est comme une guerre d’usure. On ne peut tenir que si l’on se bat ensemble. Ces mêmes militants, croyants ou non, qui appellent notre solidarité avec tous les opprimés attendent aussi notre solidarité avec eux-mêmes. Il nous faut les défendre car leur combat est souvent incompris, voire dangereux : il n’est pas une lubie, un gadget entre les mains de gentils altruistes, il engage toute une vie, corps et âme. Car nul ne peut s’attribuer ou confisquer le monopole des droits de l’homme, nul État ne peut revendiquer d’être la patrie des droits de l’homme.

Oui, j’ai senti battre le cœur d’un monde qui aspire follement à être aimé!
À une question possessive du jeune homme de l’Évangile, qui demande : «Qui est mon prochain? », le Christ apporte une réponse décentrée: « De qui es-tu le prochain? » Je n’ai pas un prochain, je me fais le prochain de quelqu’un et, dès lors, tout homme devient mon prochain. Réponse dynamique et non pas casuistique.
Et cet homme-là, ce prochain, doit être aimé pour lui-même: il n’est pas une simple répétition de l’amour de Dieu. C’est plus qu’aimer Dieu dans le prochain, c’est aimer l’homme « en lui-même », comme l’a si souvent proclamé Jean-Paul II, l’homme tout court, en trouvant dans l’amour de Dieu pour l’homme son fondement et son modèle.

Le prix de l’homme? C’est d’être sans prix. Ou, mieux, c’est d’avoir coûté la vie même du Dieu Rédempteur. Nous sommes loin de ces trafics mercantiles où l’on négocie le pied d’un footballeur, la jambe d’une star, la peau d’un immigré, le cerveau d’un savant. Plus l’homme se fait évaluer au poids de l’argent, moins il est apprécié à l’aune de l’amour.

Pour donner à cet amour tout son poids divin, les évangélistes avaient inventé et lancé sur le marché le mot charité, aujourd’hui démonétisé. Il nous faut le réhabiliter, en effaçant toutes ses caricatures et contrefaçons. Charité: passe-temps pour oisifs ou calcul à peine voilé de prosélytisme. Charité : simple dépannage sans souci de remonter aux causes. Charité: brevet de bonne conscience pour ceux qui se font complices des injustices sociales, et qui transforme les uns en bienfaiteurs, les autres en assistés. Dans une société où tout se bureaucratise, selon le mot d’Emmanuel Mounier, l’homme « a besoin d’éprouver l’amour à bout portant », la charité à portée de la main, d’une main artisanale, mais qui sait, comme dit Pascal, que « l’homme passe infiniment l’homme ».

Le procès le plus inique qui est intenté à la charité l’est au nom de la justice. Il est vrai que la charité d’aujourd’hui doit souvent devenir la justice de demain. Loin d’entraver la justice, la charité affine son regard et permet de repérer des coins jusque-là inconnus, de défricher des espaces qu’elle livre ensuite à la justice dont elle élargit sans cesse le domaine.

La charité demeure toujours au cœur des combats pour la justice car, dépassant le froid équilibre des droits, elle puise dans l’amour de Dieu des forces créatrices illimitées pour aimer les autres au-delà de toute justice. Partager par amour conduit plus loin dans le partage que partager par justice. Le lépreux a « droit» que la société le soigne, il n’a pas « droit» au baiser de François d’Assise – mais il en a besoin pour être comblé de joie.

Dans un avion-cargo chargé de vivres, qui m’emportait un jour de 1988 sur les hauts plateaux d’une Éthiopie famélique, je me souviens d’avoir médité cette page de saint Augustin : « Tu donnes du pain à qui a faim, mais mieux vaudrait que nul n’ait faim et que tu n’aies pas à donner. Plus authentique est l’amour que tu portes à un homme heureux, qui n’a que faire de tes dons. Par le fait que tu donnes, tu as l’air d’être supérieur par rapport à celui à qui tu donnes. Fais tout pour qu’il soit ton égal pour que vous vous trouviez tous deux en dépendance de Celui auquel on ne peut rien donner. »

Cette conviction m’a conduit souvent à brandir, à côté de la bannière de la charité, le drapeau de la solidarité – un mot plus séculier, sans doute plus lisible par tous, mais auquel l’Eglise, en l’adoptant dans sa modernité, donne cependant un sens aussi plénier, aussi divin. La solidarité est universelle ou elle n’est pas. Une solidarité sélective est le contresens de la fraternité. On choisit ses amis, mais pas ses frères et sœurs, ce qui rend la fraternité, par son caractère indélébile, plus onéreuse que l’amitié ou l’adhésion à un club. D’autant plus que la fraternité évangélique embrasse la terre entière parce que chaque homme, chaque peuple se reconnaît également aimé de Dieu. Seule cette vision unitive de l’humanité rend, sans jeu de mots, la solidarité « solide », fiable comme un sou d’or – l’ancien solidus romain dont elle tire son nom.

Il n’y a sans doute aucune recette, aucun plan social pour vivre la solidarité. Mais l’Église nous offre une clé qui, paradoxalement, nous introduit à la solidarité universelle à travers une solidarité particulière,) a plus surprenante, la plus prenante aussi : la solidarité avec les ‘pauvres. Le Christ en a fait la clef d’or de l’Évangile dans sa prédication inaugurale à la synagogue de Nazareth : « Le Seigneur m a oint pour annoncer la bonne nouvelle aux pauvres … »

Toutes les avancées d’un peuple vers l’humanité, à travers les’ siècles, ont été réalisées à partir d’alliances avec les pauvres, et les ordres religieux y ont joué un grand rôle. En Amérique latine, j’ai pu souvent vérifier la force mobilisatrice de ce qu’on appelle là-bas « l’option préférentielle pour les pauvres» d’une Église pour tous. Vivre pour les pauvres, mais aussi vivre avec les pauvres, solidaire des pauvres : qui n’éprouve pas la morsure de la pauvreté dans sa propre chair risque de s’endormir dans son confort solitaire.

Le paradoxe de notre époque est que le monde s’éveille au drame des pauvres avec une mentalité de riche, tandis que l’Eglise s’en approche avec un cœur de pauvre. De là, cette énorme équivoque qui existe entre la pauvreté économique et la pauvreté évangélique. Comment faire comprendre qu’on peut concilier une pauvreté à combattre avec une pauvreté à embrasser? Quelle forme non dérisoire peut prendre aujourd’hui la pauvreté religieuse dont veulent témoigner tant d’hommes et de femmes à la suite du Christ Pauvre? Qu’il est difficile d’épouser « Dame Pauvreté» dans une société d’abondance !

Oui, jai senti battre le cœur d’un monde qui espère contre toute espérance!
J’aime trop l’espérance pour ne pas déplorer l’inflation verbale qu’elle subit et qui en fait, pour certains, une sorte de drogue permettant de traverser l’existence une fleur à la main. L’espérance ne se distribue pas comme un colis de vivres. Elle ne se communique que par le témoignage. L’important n’est pas ce que nous disons sur l’espérance, mais comment nous en vivons au creux de notre vie quotidienne.
S’il fallait définir notre époque, je le ferais par le mot défi, devenu un des mots les plus courants du langage moderne.

“‘Aujourd’hui, en considérant tout comme un « défi », on exprime la précarité, l’incertitude, voire l’angoisse de l’être humain. : L’homme, dont la mission est de vivre du futur, manque d’appétit pour le futur. Il a peur d’habiter l’avenir, sa demeure ancestrale : il ne se sent plus « assuré» – au sens alpiniste du mot ­. de s’y reconnaître si l’avenir est un miroir, d’en rester le maître s’il est une œuvre à réaliser, d’en supporter le poids s’il est un message. Le professeur Roger Mehl, théologien et pilier de l’ œcuménisme, décrivait l’homme contemporain tout à la fois « immensément diminué et démesurément grandi ».

Mais cet homme balbutiant, titubant, déçu ou trahi par ses propres œuvres, attend beaucoup de l’Église – beaucoup plus qu’il ne l’avoue ou Ife le pense même. C’est là aussi mon expérience d’homme d’Eglise, nourrie de toutes mes rencontres à travers le monde. Certes, l’Église est souvent clouée au pilori des places publiques où on lui reproche tout et son contraire. Les disciples du Christ, aujourd’hui, n’ont même pas cent minutes pour convaincre leurs contemporains que l’Evangile est encore neuf.

Certes, le corps de l’Église est plein de cicatrices et de prothèses, son oreille résonne du chant du coq qu’entendit Pierre trois fois renégat, son carnet est plein de rendez-vous manqués. Et nourri dans le sérail romain, je pourrais en rajouter à cette liste noire … Mais je me rappelle m~ rencontre, en plein régime communiste, à Moscou, avec Alexandre Men, ce prêtre orthodoxe assassiné à coups de hache en 1990 et dont on a publié certains écrits sous le titre significatif: Le christianisme ne fait que commencer. Ce qui compte, m’avait-il dit, c’est de vivre malgré tout comme si nous étions des contemporains de Jésus-Christ, des fondateurs de nouvelles Eglises avec les Apôtres.

Ignace d’Antioche (ses sept lettres à sept Églises primitives m’ont souvent accompagné comme un précieux, élixir) écrivait au début du ne siècle: « Je me suis réfugié dans l’Evangile comme dans la chair de Jésus-Christ. » Si je pense n’avoir jamais triché avec le monde, c’est parce que j’ai cherché à être un témoin vivant de l’Évangile du Christ, de cette Église à quatre visages (Matthieu, Marc, Luc et Jean) qui m’a porté de ses mains maternelles et m’a toujours aidé à me corriger des strabismes ou des myopies d’une foi individuelle. Ainsi – c’est l’art de tout chrétien – je me suis surpris moi-même, au fil de ma vie, en train d’écrire mon propre et cinquième évangile … laissant à l’Esprit saint tous ses droits d’auteur !

Un chrétien se sent mal à l’aise dans son Église s’il l’endosse comme un prêt-à-porter. Il s’y trouve à l’étroit tant qu’il ne cherche pas à se mettre à la mesure d’une Église sans mesure. Il nous faut aimer l’Église comme elle est, « à la fois antique et prophétique, amas de ruines et faisceau de germes, occupée à défaillir et à renaître », comme disait Jean Guitton. Aimer l’Église aux quatre saisons : quand elle se ferme, quand elle grelotte, quand elle bourgeonne, quand elle resplendit. L’aimer avec le réalisme de la foi, c’est-à-dire avec humour, surtout en temps de crise et d’urgence. On demandait à Bernard Shaw: « Si un incendie éclatait à l’heure où vous visitez le British Museum, quel tableau chercheriez-vous à sauver? » Réponse de l’humoriste : « Celui qui est le plus proche de la porte de sortie! »
Ce qui importe, ce n’est point seulement d’annoncer le Christ, mais de s’assurer que c’est bien le Christ qui est annoncé, un Christ qui ne soit ni de hit-parade ni de serre chaude, mais le Christ vrai Dieu et vrai homme, le Christ des Apôtres, le Christ des petits et des simples, le Christ dont je reconnais l’accent galiléen si proche de mon accent basque, le Christ qui me dit comme à l’apôtre Philippe : « Roger, qui m a vu, a vu le Père! »

J’en ai fait, des sermons, pendant tant d’années et sous tous les cieux! Que de fois ai-je crié Jésus par-dessus les toits! Mais, je l’avoue, là où je me suis senti le plus comme témoin du Christ, c’est quand l’annonce a pris la forme d’une réponse à qui interrogeait ma vie chrétienne tout court : « Pourquoi êtes-vous chrétien? »
Bonne question! Chaque fois qu’elle m’a été posée (surtout par des jeunes, souvent sans détour), je me suis senti rajeuni dans ma foi baptismale, nettoyé de tous les embruns de la routine qui colle à ma vieille peau de cardinal. Pourquoi suis-je chrétien? Embarrassante question qui m’a fait toujours bafouiller/quand j’ai cherché à y répondre tout seul: face à une question aussi singulière je ne m’en suis tiré que par une réponse plurielle … c’est-à-dire d’Église. ~

L’Église? Que de fois ai-je médité les paroles de Jean Sulivan, ce prêtre passeur d’hommes : « L’Église est la communion de tous ceux, ni meilleurs ni pires, dont le regard est réglé sur une autre distance, qui ont Lair de désigner un “territoire” humain où la nuit est un peu moins dense, et qui donnent envie de croire que c’est de ce côté que Laube poindra. »

Pour ma ‘part, je crois que Dieu est tout neuf chaque matin et que son Evangile me rend neuf chaque matin. Parole de globe-trotter parmi les peuples! Parole de vieux cardinal de l’Église ! Parole de simple disciple de l’Evangile! C’est ainsi qu’au soir de ma vie je sens encore battre le cœur de l’homme. Et le cœur de Dieu. Car c’est tout un.

Le mois prochain : extraits de rencontres du Cardinal Etchegaray avec des personnalités diverses.

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