Entre l’idole et le dieu vivant
Jésus, après son baptême, fut conduit au désert par l’Esprit pour être tenté par le diable.
Après avoir jeûné quarante jours et quarante nuits, il eut faim. Le tentateur s’approcha et lui dit : « Si tu es le Fils de Dieu, ordonne que ces pierres deviennent des pains. » Mais Jésus répondit : « Il est écrit : Ce n’est pas seulement de pain que l’homme doit vivre, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. »
Alors le diable l’emmène à la ville sainte, à Jérusalem, le place au sommet du Temple et lui dit : « Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi en bas ; car il est écrit : Il donnera pour toi des ordres à ses anges, et : Ils te porteront sur leurs mains, de peur que ton pied ne heurte une pierre. » Jésus lui déclara : « Il est encore écrit : Tu ne mettras pas à l’épreuve le Seigneur ton Dieu. »
Le diable l’emmène encore sur une très haute montagne et lui fait voir tous les royaumes du monde avec leur gloire. Il lui dit : « Tout cela, je te le donnerai, si tu te prosternes pour m’adorer. » Alors, Jésus lui dit : « Arrière, Satan ! car il est écrit : C’est devant le Seigneur ton Dieu que tu te prosterneras, et c’est lui seul que tu adoreras. »
Alors le diable le quitte. Voici que des anges s’approchèrent de lui, et ils le servaient.
Commentaire :
Nous entrons en Carême avec les trois tentations de Jésus, en Matthieu, qui se passent en trois lieux différents : la première au désert, la deuxième au Temple de Jérusalem, puis la troisième sur une haute montagne. Est-ce là un simple hasard, le tentateur et Jésus ayant envie de changer d’air, de varier les décors de leur duel? Dans la Bible, ces trois lieux ne sont pas des endroits insignifiants ou banaux. Ce sont justement des lieux où le Dieu vivant se révèle, où il est cherché et rencontré. Au désert, Dieu s’est fiancé avec son peuple en marche; Jésus ira y prier. Au temple, Dieu est présent parmi son peuple et célébré; Jésus s’y rendra plusieurs fois. Sur la montagne, Dieu a révélé son nom à Moïse et a donné la Loi; Jésus y enseignera (cf. Sermon sur la montagne, Mt 5) et y sera transfiguré.
L’épreuve de Jésus touche ainsi, par ces seuls lieux, à l’expérience religieuse elle-même, à ses risques et ses options. Puisque ce sont trois lieux privilégiés pour une expérience plus forte du Dieu vivant, c’est donc là aussi, en ces lieux de notre quête, que l’idole peut s’immiscer et prendre la place de Dieu. Le rôle du diable est de proposer l’idole, i.e., l’illusion, au lieu du Dieu de vie. Il fait son métier de séparateur : c’est le sens premier de dia-bolique, ce qui sépare, désunit, le contraire même de ce qui est sym-bolique, ce qui unit, met ensemble, comme Jésus symbole par excellence
Visitons maintenant chacun de ces lieux où une tentation est vécue. Dans les Écritures, le désert évoque l’expérience de l’intériorité et des luttes, la faim et la soif de sens, en ce lieu d’attente, du désir ouvert. Au désert, Dieu se révèle un Dieu passionné, affectif, et intérieur. La tentation proposée par le diable, ici, c’est la réponse immédiate qui comble la faim tout de suite, qui élimine l’attente et le désir passionné, les pierres devenus pains qui règlent tout, sous le mode du spectacle impressionnant et de la consommation. À cette offre, Jésus répond, comme à chaque tentation, en citant la Parole de Dieu. Sa réponse invite à chercher dans les Écritures un horizon de sens qui situe en vérité.
Le Temple, à Jérusalem la ville sainte, évoque une présence de Dieu plus accessible qu’au désert, un Dieu avec son peuple, dans la maison de l’Alliance, où l’on peut se sentir en sécurité, dans la confiance au Dieu parmi nous. Le diable devient plus subtil, il a compris comment cela fonctionne : il cite à son tour les Écritures, un texte disant que Dieu nous protège et qu’on peut se fier à lui. Ici, c’est plus fin, le diable mise sur la foi même de Jésus en son Père. Dieu est bon, il va tout arranger. Évade-toi en ce Dieu qui va te délivrer du fardeau de ta liberté, de ta condition humaine et de la mort elle-même. Mais ainsi, il propose une idole, un faux-dieu qui ne respecte pas l’être humain, qui agit à notre place et nous évite d’assumer les risques. Jésus échappe au piège de façon simple et radicale : il refuse de mettre Dieu à l’épreuve. Dieu est Dieu, il est Autre, il n’est pas là pour que nous l’utilisions à nos fins de fuite du réel. Mettre à l’épreuve Dieu, c’est exiger qu’il nous donne des signes clairs, évidents, qu’il fasse tout à notre place, pour qu’ainsi les joies et douleurs de la vie nous soient épargnés, comme si nous étions des pantins sans consistance et Dieu un divin manipulateur de nos vies. Jésus refuse ce jeu d’une fausse providence.
Après le temple, nous nous déplaçons encore pour aller en ce haut lieu de la rencontre de Dieu : la montagne. Dans la Bible, la montagne évoque le Dieu qui nous dépasse, le Dieu de gloire et de lumière, plus majestueux que celui du désert et moins familier que celui du temple. Le Dieu devant qui se prosterner. Ici, le pauvre diable, après deux essais infructueux, laisse tomber les masques et dévoile clairement son jeu. Il demande d’être adoré et il offre le pouvoir. Il montre bien ses cartes : le lien profond entre l’idole, l’illusion, et le pouvoir, idole et illusion suprême, qu’on prend pour Dieu, qui s’offre comme un dieu à vénérer. Car le pouvoir donne l’illusion d’être dieu, d’être à la place de Dieu, un peu en contraste avec la deuxième tentation, où Dieu prend notre place. Jésus ici appelle le diable d’un autre nom : Satan, l’adversaire, l’opposant du Règne de Dieu, qui est tout le contraire de l’offre du pouvoir car ce Règne de Dieu invite au service et au don de soi. La réponse de Jésus est cinglante, aussi nette que l’offre du Satan, elle va au coeur de l’enjeu. Seul Dieu, le Tout-Proche et le Tout-Autre, le Très-Haut et le Très-Bas, le Dieu créateur et miséricordieux, peut être adoré. Il n’est pas illusion ou idole, il a droit au culte en vérité car il est source de vie.
Désert, temple, montagne : trois lieux dans les Écritures où l’Alliance entre Dieu et son peuple est vécue, où elle est conclue, célébrée, donnée et renouvelée. Où sont aujourd’hui nos propres déserts, nos temples, nos montagnes, ces lieux de nos vies où, à la suite de Jésus, nous cherchons le visage de Dieu, où nous le rencontrons et le perdons, où nous sommes tentés et éblouis, où nous faisons nos choix? Ces relation et ces engagements, ces prières et ces travaux, ces lieux intérieurs et ces endroits physiques de rencontre ou de solitude, ces expériences personnelles et collectives qui peuvent être profondément libératrices ou aliénantes : c’est là que se joue l’enjeu de notre relation au Dieu vivant, le choix entre l’idole, le faux visage de Dieu qui nous trompe et nous écrase, et l’icône, la sainte face qui nous éclaire et nous relève.
Quels sont nos déserts, au plus profond de nous, où nous sommes tentés par la consommation des biens matériels et spirituels pour ne plus avoir faim et soif, où l’idole de l’avoir immédiat veut nous combler, mais aussi où le Dieu des eaux vives nous offre sa Parole et nous invite à rester en attente…
Quels sont nos temples, ces lieux sacrés de toutes sortes, où nous sommes tentés de fuir les risques de la vie humaine, où l’idole d’un Dieu faussement provident veut nous priver de liberté, mais aussi où le Dieu créateur et attentif nous offre son amitié soutenante et nous invite à marcher sur nos pieds…
Quels sont nos montagnes, ces lieux où nous croyons pouvoir tout contrôler sans avoir besoin de personne, ni même de Dieu, où l’idole de la toute-puissance veut prendre contrôle en nous, mais aussi où le Dieu plus grand que tout et très-aimant nous offre son don de vie et son pardon et nous invite à l’abandon et à l’adoration…
En ce début de Carême, dans les visages de Jésus mis à l’épreuve, Matthieu nous invite à la vigilance, à un éveil de nos antennes spirituelles, pour ne pas nous prendre pour d’autres mais respecter qui nous sommes, des enfants de Dieu, fragiles et libres, et aussi pour ne pas prendre Dieu pour une idole mais respecter qui il est, le Père des miséricordes, à la fois plus grand et plus intime que notre coeur, à qui rendre un culte.