Nous voici, depuis quelques jours, dans une nouvelle année. À première vue, le passage entre la dernière seconde de 2005 et la première de 2006 n’a rien d’extraordinaire. Et pourtant, le changement de calendrier sur le mur de la cuisine ou au coin du bureau nous rappelle le temps qui passe. En secondes, en heures, en semaines, en années, le temps naît, dure, disparaît. À certains moments, il devient le temps perdu; à d’autres, il se métamorphose en temps gagné; en général, il est temps occupé. Tous les qualificatifs sont possibles pour déterminer le temps.
Chose certaine, le temps présent nous révèle le temps qui s’engrange dans notre passé et le temps à venir qui attend devant soi. Nous sommes des êtres de passage. Pèlerins venus d’ailleurs marchant vers un autre ailleurs.
Nous tenons à notre passé. Il nous a façonnés. Il en reste une grande partie dans notre escarcelle. Nostalgique ou non, nous vivons de notre passé. Pas seulement ni nécessairement de nos souvenirs, mais aussi et surtout du bagage qu’ils ont déposé en nous: les savoirs acquis, les habiletés et les compétences que nous avons développées, la sagesse qui lentement fait son nid en nous.
On remarque, chez les anciens, le goût du passé. La mémoire carbure chez eux. Ils oublient facilement ce qu’ils viennent de faire quelques heures auparavant, mais ils se souviennent clairement de leur enfance, des bons ou mauvais coups de leur adolescence, des succès et des échecs de leur vie active. Ils donnent parfois l’impression de s’enfermer dans leur jeunesse ou à l’époque où ils produisaient beaucoup.
On peut croire que nos anciens se sentent mésadaptés dans le présent. Mais non, du moins ce n’est pas le cas de la plupart d’entre eux. Ils ont besoin de faire le point, d’élaborer des bilans. Avec l’âge, cela devient encore plus essentiel. Il faut laisser les vieux se raconter: «En se racontant, l’individu ressaisit son passé, l’arrache au chaos et cherche à se placer ainsi lui-même au présent en s’assurant d’une certaine cohérence» (DUBIED, Pierre-Luigi, «Le rôle du récit de soi dans l’entretien pastoral», dans La narration. Quand le récit devient communication, Genève, Labor et Fides, 1988, p. 195). Paul RICOEUR disait: «Se connaître, c’est s’interpréter soi-même sous le double régime du récit historique et du récit de fiction» («L’identité narrative», dans La narration, p. 287)
Depuis les débuts de l’humanité, les humains cherchent à comprendre ce qu’ils sont en train de devenir. Ils veulent savoir, bien sûr, où ils s’en vont. Ils veulent connaître l’avenir. Ils désirent aussi retourner à leurs origines, moins pour y retrouver le chaud confort du sein maternel que pour saisir leurs racines profondes, celles qui continuent de fournir à tout leur être, à leur existence, la sève nécessaire pour vivre et reconnaître les «gènes» de leur existence.
Avec les années, le temps diminue. Les journées passent vite, les années encore plus vite. Avec l’âge, on accorde plus d’attention au temps. Il devient précieux. Nous aimerions le déguster à petite cuillère. Elle n’a pas raison, la chanson, de nous faire chanter: «Quelle importance le temps qu’il nous reste…» Le temps qui n’est pas encore venu, ce temps que nous pourrons créer, ce temps que nous pourrons aménager, ce temps que nous voulons conquérir ou posséder… nous tenons à lui, à ses surprises, à ses possibilités.
En passant de 2005 à 2006, puis-je nous souhaiter d’accueillir le temps comme il vient. Il ne faut surtout pas le subir. Accueillir plutôt avec le désir de le construire au présent, d’en faire une oeuvre d’art. Lui reconnaître sa nouveauté, sa jeunesse et le créer pour qu’il nous fasse vivre quand nous le raconterons à son tour. Parce qu’en définitive, le temps c’est surtout le temps qu’on raconte…
Denis Gagnon, o.p.