Il était quatre heures. L’aube n’était pas encore apparue. Aucun bruit ne tranchait le silence de la ville encore endormie.
Soudain, tout en douceur, le chant des oies sauvages traversa la nuit. Le ciel était trop sombre pour que je vois la flèche de ces migrateurs. Mais, pour l’avoir scruté si souvent au fil des ans, je la dessinais majestueuse comme le cortège solennel des grands personnages. Tous les sons, entendus dans la ville tapageuse depuis toujours, ne remplaceront jamais, dans mon imaginaire, le cri des oies sauvages.
Ces grands oiseaux blancs sont de passage aux changements des saisons. De passage. Elles s’arrêtent quelques heures au Cap Tourmente ou sur les battures de Montmagny, le temps de reprendre souffle et de faire le plein de rhizomes. Elles atterrissent en groupe compact et se posent comme une nappe blanche sur les champs en bordure du fleuve Saint-Laurent. On dirait que se prépare un pique-nique de géants.
Les oies ne font que passer. Elles habitent toujours ailleurs. Elles élisent domicile nulle part. Sans feu ni lieu. Perpétuelles itinérantes! Exilées d’aucune patrie! Un royaume aux dimensions de la planète.
Les grands oiseaux blancs réveillent en moi le goût des départs comme celui des arrivées. Je réagis comme les oiseaux de basse-cour. Dans les poulaillers, on s’excite en entendant les oies sauvages. On retrouve nerveusement le goût du large que les ancêtres ont connu. Les oies sauvages me font chanter l’ailleurs, l’inconnu, le différent, l’autre. La vie est si courte et l’univers immense. Le temps minuscule de nos vies tombe comme une goutte dans l’océan des espaces intersidéraux. Nous avons beau vivre jusqu’à cent ans, notre voyage terrestre tient en quelques pas. Notre passage est éphémère.
Un vieux cantique nostalgique me vient à l’esprit: «Sous le firmament, tout n’est que changement; Tout passe!» J’aimerais demeurer. Les sirènes d’Ulysse tentent d’ensorceler le voyageur que je suis. Mais le chant de la vie, comme celui des oies sauvages, me talonne: «Marche! Continue de marcher! Cherche! N’arrête pas de chercher! Si tu t’installes au pied de la montagne, tu ne connaîtras jamais le paysage qui pourrait s’offrir à ta vue au bout de l’escalade. Ne regarde pas en arrière, tu risquerais de te transformer en statue, tu figerais dans un temps qui n’est plus là. Laisse-toi guider par la nostalgie de ce que tu n’as pas encore vécu. Regarde en avant, vers ce qu’il reste à découvrir.»
Les oies sauvages m’entraînent dans leur migration. Elles ne me proposent pas l’éphémère mais un voyage vers la maturité. Les lieux traversés s’impriment en nous. Le temps nous fabrique une histoire. Dans mon coin du monde, l’année comporte quatre saisons. Chacune a sa personnalité. Chacune lance ses appels personnels. Chacune a ses trésors à découvrir. Cependant, je ne suis moi-même que façonné par les quatre.
Je suis un oiseau de passage. Je dessine ma trajectoire à même les grands espaces que je parcoures. Je vis de mes déplacements et de mes changements de saison.
De nos déplacements, en fait… Pour former un vol en flèche, ne faut-il pas une bande d’oiseaux?… Nous passons, mais nous passons ensemble. Heureux passage!…
Denis Gagnon, o.p.