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«Mon geste le plus intime»

Imprimer Par Denis Gagnon

Voyez ce témoignage d’Etty Hillesum: «Je me crois capable de tout supporter, de tout assumer de cette vie et de cette époque.

«Et si les turbulences sont trop fortes, si je ne sais plus comment m’en sortir, il me restera toujours deux mains à joindre et un genou à fléchir. C’est un geste que nous ne nous sommes pas transmis de génération en génération, nous autres Juifs. J’ai eu du mal à l’apprendre. C’est l’héritage le plus précieux de l’homme dont j’ai déjà presque oublié le nom, mais dont la meilleure part prolonge sa vie en moi.

«Quelle étrange histoire, tout de même, que la mienne, celle de la fille qui ne savait pas s’agenouiller. Ou – variante – de la fille qui a appris à prier. C’est mon geste le plus intime, plus intime encore que ceux que j’ai dans l’intimité d’un homme. On ne peut tout de même pas déverser tout son amour sur un seul être?» (Une vie bouleversée, suivi de Lettres de Westerbork, coll. «Points», Paris, Le Seuil, 1995, p. 242.)

Etty Hillesum livre ici une part essentielle de la prière. Peut-être, à première vue, dira-t-on qu’elle fuit dans la prière. «Il me restera toujours…», dit-elle. Comme on recourt à la prière quand il n’y a plus rien à faire, quand tous les «vrais» moyens, les «bonnes» solutions sont épuisés et qu’ils n’ont pas donné de bons résultats. Certains diraient: «Puisque tout a été essayé sans succès… fuyons dans la prière.»

Ce n’est pas là l’attitude d’Etty, ni celle des hommes et des femmes de vraie prière. La prière n’est pas une prière quand elle entraîne loin des réalités bien concrètes, loin des enjeux inévitables. Au contraire, la prière est avant tout une démarche de lucidité. Elle force à regarder les choses en face, même les pires situations. Si la prière propose un certain recul, c’est pour mieux circonscrire ce qui se passe. La prière donne de l’objectivité à ce qui nous préoccupe – ou nous occupe tout simplement – sans pour autant faire disparaître la dimension subjective de ce que nous vivons.

La prière oblige à conduire la réflexion, à inventorier tous les aspects du problème et à situer celui-ci dans les perspectives de Dieu. Il ne s’agit pas de parvenir à la résignation, comme si la vie était une sorte de fatalité. Comme si Dieu exerçait sur nous un contrôle absolu où la liberté humaine serait escamotée.

Dieu a trop de respect pour s’abaisser à la manipulation et nous abaisser à la dépendance. Il reste libre. Il nous laisse libres. Entre nous, une heureuse amitié, une amitié qui veut devenir grande. La prière est le partage de la vie avec cet être que nous voulons aimer plus que tout. Etty Hillesum dit: «Je joins mes deux mains en un geste qui m’est devenu cher, je t’envoie à travers l’obscurité des paroles folles et des paroles graves, j’implore une bénédiction sur ta tête pleine de droiture et de bonté, en un mot on pourrait dire que je prie. Bonne nuit, très cher!» (Ibid.)

La prière elle-même nous exauce en même temps qu’elle exauce Dieu. La rencontre entre Dieu et nous permet de décanter, de purifier le regard, de partager des horizons qui appellent à voir plus loin, à attendre davantage. La prière dilate le courage, elle donne l’audace d’affronter les défis et de les mener jusqu’au bout. Elle cueille le mystère et donne le goût d’y pénétrer.

Si intime que soit le colloque entre Dieu et moi, il finit toujours par offrir une ouverture aux autres qui s’introduisent dans l’univers de ma prière. Même quand je suis retiré dans la chambre la plus secrète de mon être, les autres apparaissent. Parfois ils s’imposent. Souvent, je leur ouvre moi-même la porte. Comme si aimer Dieu ne pouvait pas ne pas faire battre mon coeur pour tous ces visages qui traversent ma vie.

Etty Hillesum écrit encore: «Même si l’on doit connaître une mort affreuse, la force essentielle consiste à sentir au fond de soi, jusqu’à la fin, que la vie a un sens, qu’elle est belle, que l’on a réalisé toutes ses virtualités au cours d’une existence qui était bonne.» (Op. cit. p.156) Quel témoignage que celui de cette femme décédée au camp de concentration d’Auschwitz, le 30 novembre 1943. Il me semble que la vraie prière a laissé sa marque dans un tel témoignage.

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