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Témoins du Christ

Itinéraire d’une chèvre sauvage

Imprimer Par Madeleine David

L’itinéraire de Madeleine David commence dans une famille pauvre du Massif central en France. Peu à peu, mûrissent sa foi et son engagement vers Dieu. Au bout d’une quête professionnelle semée d’embûches se dessine le choix du départ pour l’Algérie. La « chèvre sauvage », femme indépendante et écorchée vive, se révélera à elle-même et aux autres, en partageant l’existence du peuple algérien, auprès des pauvres et des malades. Elle côtoiera la communauté monastique de Tibhirine… de ces rencontres qui bouleversent une vie.

PÂTIR AVEC, ESPÉRER AVEC

L’année 1973 a marqué une autre étape, une nouvelle remise en cause. Les vacances avaient été, comme chaque année, bien employées, partagées entre ma famille et les amis de Normandie. Le retour se fit par Alger où était prévu un stage de réhydratation des nourrissons à l’hôpital de Béni-Messous. Je désirais depuis longtemps ce stage, dans l’espoir de soigner mieux nos petits malades et éviter les hospitalisations. Ce fut une expérience très intéressante qui permit des contacts avec des médecins de grande valeur. L’un d’eux fut très intéressé par ce que j’essayais de faire dans notre région déshéritée et m’aida beaucoup par ses conseils et un certain partage de ses compétences. Là aussi, j’ai été impressionnée par la souffrance de ces petits enfants séparés de leur mère et vivant, pour la plupart, très mal ces perfusions continues. Au fond de moi, je me persuadais un peu plus de la nécessité de la prévention.

De fait, au retour, je ne pus faire mieux qu’avant au niveau réhydratation, à cause de la foule toujours très dense et de l’installation sommaire du centre. Force me fut de mettre l’urgence sur la prévention et la formation des mamans en ce sens.

Après cette longue absence, la reprise fut délicate. A cause d’abord, d’une grande fatigue que je négligeais par trop et puis ce long temps en France et à Alger m’avait quelque peu décentrée de mon univers habituel. On oublie vite la pauvreté et ses propres limites. On m’entendait réagir un peu fort : il fallait que les choses changent. Cela dura dix ou quinze jours, puis je pris conscience que je ne faisais tort qu’à moi-même : personne ne s’émouvait de mes colères. « Et bien, ou tu t’adaptes à nouveau, ou tu t’en vas » me dis-je. La crise était sérieuse. A cette époque, nous allions souvent à Batna avec Claude, le prêtre de Tébessa, pour des rencontres de réflexion avec un groupe. Par une amie, j’avais fait la connaissance d’un couple de médecins : des jeunes marxistes, très motivés, très généreux. Ils avaient travaillé en dispensaires, lançant des expériences intéressantes, puis dans d’autres secteurs, et partout, ils rencontraient des difficultés. C’était l’échec sur toute la ligne. Ces jeunes voulaient être efficaces, faire quelque chose de valable, alors ils décidèrent de partir. C’était leur choix, pensé, mûri, qui me fit réfléchir sur moi-même. C’est alors que je réalisais qu’il y avait peut-être une autre façon de se situer, qu’il pouvait y avoir un sens à vivre les difficultés en solidarité avec l’entourage, en espérant avec eux des jours meilleurs. « Pâtir avec, espérer avec » me dis-je. Ce fut la lumière qui me guida et me remit sur mon chemin de simplicité.

Une étape était franchie, très importante. En même temps, je prenais conscience des exigences de mon insertion. Il me fallait apprendre à trouver sur place, en Algérie, le soutien, la détente, le ressourcement pour durer. En France était une autre mentalité… trop loin de ce que je vivais. Je ne remettais pas en cause les amis qui m’aidaient tellement, mais le décalage entre nos deux mondes et ma façon de me situer envers l’un et l’autre étaient obstacle.

Il y avait longtemps que se faisait jour ce sentiment, mais je fermais les yeux. Il m’a semblé sentir en ces jours-là – si je puis parler ainsi – comme la « colère » du Seigneur. Sa grâce ne me serait pas donnée indéfiniment si je faisais la sourde oreille. Enfin, une vraie remise en cause, en profondeur, qui ne concernait pas seulement ma présence au centre de soins mais ma fidélité à l’appel tout entier du Seigneur. Je pris la résolution de ne pas aller en France l’année suivante et, désormais, d’espacer mes voyages outre-Méditerranée. Il y avait encore des amarres à couper. Alors, une grande paix m’envahit, comme une lumière éclairant ma vie. Je compris mieux l’amour du Seigneur et l’exigence de l’Évangile : il a le doit de tout exiger. Il est le Maître, Il sait où Il nous mène.

Quelques années plus tard, dans une rencontre « A.C.O » à Annaba, nous commentions le passage de Luc 9,58, où le Seigneur dit à l’homme qui voulait aller ensevelir son père avant de le suivre : « Laisse les morts enterrer les morts ». A un ami, un peu étonné de cette intransigeance du Seigneur, je me souviens d’avoir dit comment je voyais ce radicalisme de l’Évangile. Le Seigneur avait le droit de tout exiger, il y avait parfois des périodes de choix radical dans la vie.

Ces rencontres nouvelles avec les amis de Batna puis à Annaba ou Constantine étaient une aide précieuse, même s’il y avait décalage entre leur mode de vie et le mien. Leur confiance, leur écoute, leur expérience du monde populaire et leur foi profonde aidaient à se situer, à voir les signes de l’Esprit à l’œuvre dans notre entourage, à retrouver le sens du combat de chaque jour.

Le Père Scotto continuait de venir de temps à autre. Il m’avait proposé de mettre un petit tabernacle chez moi pour y garder le Seigneur. J’hésitais : l’effort à fournir pour monter chaque soir vers la Cité de la SO.N.A.R.E.M me paraissait déjà une démarche de prière. Saurais-je me recueillir chez moi au milieu de mes occupations journalières, de mes soucis matériels ?

Bien que pas très avenante, la « baraque-chapelle », très chaude l’été, glaciale l’hiver, étaient devenue le lieu de mon rendez-vous quotidien avec le Seigneur, même s’il se vivait le plus souvent dans le silence et la sécheresse. Ces longues heures de prière quotidienne, très à l’écart de mon quartier, demeuraient vitales pour moi. Impossible de m’en priver. Combien de fois ne suis-je revenue à la nuit tombée, le cœur apaisée, refait, neuf pour le lendemain ! Il m’arrivait de m’étonner de cette fidélité du Seigneur à me « refaire » ainsi chaque soir. » (P. 156 et suivantes)

VERS UN DON PLUS TOTAL

« Ainsi engagée sur mon chemin, naissait en moi un désir de don plus profond au Christ et au peuple qui m’entourait, un désir d’une vie plus enfouie dans mon village, mais de quelle manière ? Christian m’aida à clarifier mes appels. Je fus bien obligée de découvrir cette grâce de contemplation. Je crois que la contemplation nous habite, mais nous ne savons pas voir. C’est une expérience qui a bien modifié ma prière et ma vie. Le mot rebute parfois alors qu’il s’agit tout simplement d’un regard d’amour sur l’être aimé, tel celui de la maman devant son enfant : l’amour exprimé par le regard, la louange.

Au cours de ces mois de recherche, il fut décidé, en accord avec le Père Scotto et Christian, d’une consécration de ma vie à Dieu pour Bir El Ater. Cette consécration était pratiquée dès les premiers siècles de l’Église selon le rite dit « de la consécration des vierges », langage peut-être un peu dépassé. Il s’agissait pour moi de donner toute ma vie au Seigneur pour le peuple au milieu duquel je vivais et ceci jusqu’à ma mort et dans mon célibat à nouveau choisi pour le Christ.

La cérémonie eut lieu le 2 mai 1980 entre les mains de l’évêque, dans l’oratoire des petites sœurs qui tenait lieu d’Église paroissiale. Nous étions six à sept personnes. A Tibhirine, Christian et ses frères s’unissaient à notre prière. Les paroles de la consécration prononcées par le père Scotto m’ont été de vraies pierres précieuses : « Qu’en Toi, Seigneur Dieu, Madeleine ait tout puisqu’elle te choisit de préférence à tout. Qu’il y ait toujours en elle, prudence et simplicité, disponibilité et accueil ».

J’avais hésité à faire cette démarche pensant qu’elle ne changerait rien à ma vie. Je reconnus très vite qu’elle me valut comme un changement du regard, influence profonde sur mon agir quotidien, surtout dans la présence à mes frères qui m’entouraient. » (. 204)

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