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Une nuit, milles vies!

Imprimer Par Denis Gagnon, o.p.

Il est deux heures du matin. Couché depuis vingt-deux heures, je n’ai pas encore fermé l’oeil. L’insomnie me tient entre ses griffes. En me couchant, je me doutais bien que la nuit allait prendre cette allure. J’étais tendu, le corps crispé. Sans raison apparente: aucune angoisse particulière, aucune inquiétude, pas d’obsession. Même pas de projet passionnant pour me garder dans l’excitation et l’enthousiasme. Je suis tendu sans savoir pourquoi.

Peu importe les motifs, je veille. Debout, devant la fenêtre, je regarde dehors. Un paysage figé comme une carte postale: aucun mouvement, aucun vol de pigeon, aucun bruit de klaxon, aucun cri d’enfant. La rue, si grouillante durant le jour, est déserte. Les maisons se font plus discrètes, éclairées par les pâles réverbères. Les feuilles des arbres bougent à peine sous la brise tranquille.

La ville semble dormir d’un profond sommeil, «le sommeil du juste», comme dit la Bible! J’ai la désagréable impression de faire bande à part. Mais suis-je vraiment le seul à ne pas dormir? Suis-je le seul à ne pas m’abandonner dans les bras de Morphée, comme un enfant confiant, le coeur en paix après ma journée de travail?

Mon imagination parcourt la ville. Elle s’arrête devant un hôpital. Il y a bien là quelque malade que la souffrance garde éveillé. Et cet autre, angoissé dans la perspective de devoir faire face à une mort prochaine. Dans une chambre, une infirmière vérifie un soluté. Une autre borde un vieillard agité. Dans la maison d’à côté, il y a peut-être un adolescent qui ne se comprend plus et qui nourrit des idées noires, qui pense même au suicide. J’imagine une maman qui allaite son nouveau-né. Et ce gardien d’usine qui fait sa tournée d’inspection. Dans le centre d’achats, des commis garnissent les étagères pour le lendemain. Au coin d’une rue, une prostituée espère un client. Dans l’édifice à bureaux, un préposé au ménage lave des planchers. Décidément, je ne suis pas seul à ne pas dormir cette nuit.

Mon coeur se rapproche des gens qui traversent un moment difficile. Dans mon insomnie, je me sens solidaire des inquiets, des angoissés, des désespérés. Un psaume laisse entendre que la confiance en Dieu est un excellent somnifère pour éviter l’insomnie et traverser de bonnes nuits de sommeil.
« Comblé, je me couche et m’endors,
car toi seul, Seigneur, me fais demeurer en sécurité.» (Ps 4, 9)

La foi peut bien aider à dormir. Mais parfois, l’inquiétude est si forte que la foi devient une intense supplication plutôt qu’une douce berceuse. «Dieu, viens à mon aide…», crie celui qui pleure au coeur de la nuit. Je ne crois pas que nous puissions mesurer la profondeur de notre foi à l’aune de nos nuits. La confiance en Dieu n’estompe pas nécessairement l’angoisse, la peur, le désarroi.

L’espérance, proche parente de la foi, ne nous dispense pas des inquiétudes qui font partie de toute vie. L’espérance n’invente pas des levers de soleil pour masquer les nuits trop opaques. Elle ne fait pas disparaître les obstacles. L’espérance est au-delà. C’est la vertu des frontières.

L’espérance chrétienne, dit Antoine Bloom, «est là où l’homme a perdu toute espérance humaine et où il a trouvé que toute espérance était possible justement parce qu’il ne reste plus que Dieu. Tant que nous mettons notre espoir dans les princes et les fils des hommes, ils peuvent nous manquer, nous faire défaut, ils sont faillibles, quelle que soit leur bonne volonté. Dieu est le roc qui jamais ne chancelle.» (BLOOM, Antoine, Vivre ensemble l’aujourd’hui de Dieu, Ramegnies-Chin-lez-Tournai, 1967, p. 49)

Cette nuit, mille vies bougent dans ma ville. Mille vies respirent. Mille vies pleurent ou traversent sereinement les heures. Mille vies que je peux porter dans ma nuit comme on berce un enfant pour l’envelopper de confiance.
Prière de l’insomniaque

Dieu,
me voilà à mi-temps de la nuit,
à mi-temps de ce cauchemar éveillé
où se mêlent mes inquiétudes et mes rêves.

Dieu,
me voilà au carrefour des heures grises,
quand il faut choisir une route
et que celles qui se présentent
n’annoncent rien d’autre que des culs-de-sac.

Dieu,
me voilà à ce moment de la nuit
où rien ne bouge, rien n’appelle,
sinon le corps qui veut se reposer,
sinon le coeur qui veut s’assoupir.

Dieu,
me voilà épuisé de n’avoir pu épuiser ma fatigue,
désarmé de n’avoir pu désarmer cet entêtement à veiller,
dont je ne connais pas la source,
encore moins le terme,
ni le sens, ni le mystère,
ni s’il cache quelque grandeur ou richesse.

Dieu,
me voilà!
Je lâche prise et je persévère
J’abandonne et je tiens le coup.

La nuit me contrarie,
moi qui ne suis que contradiction.
La nuit me perd pendant que je la perds.

Dieu,
me voilà!
Veux-tu faire quelque chose;
moi, je ne peux plus rien faire.
S’il me faut redevenir un enfant
et que tu me berces en chantant des berceuses,
j’irai jusque-là, jusqu’à cet âge des âges
où le coeur ne connaît rien d’autre
que la confiance et l’abandon filial.

Denis Gagnon, o.p.

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