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L’heure de Jésus dans l’évangile selon saint Jean

Imprimer Par Michel Gourgues, o.p.

À lire l’Évangile selon saint Jean, on pourrait croire Jésus obsédé par le temps. « Mon heure n’est pas encore venue », dit-il parfois. Ou, au contraire, « l’heure est venue ». Simple tic de langage ou trait caractéristique de Jésus et de sa mission ? Que peut bien signifier cette insistance sur l’heure dans cet évangile ? CÉLÉBRER LES HEURES a demandé à Michel Gourgues, exégète et professeur au Collège Dominicain de théologie et de philosophie d’Ottawa, de nous éclairer sur cette question.

Depuis une vingtaine d’années, l’une des approches les plus novatrices de l’Évangile de Jean consiste à l’aborder comme « écrit provocateur ». Toute une génération d’exégètes, formés à l’analyse dite « narrative » des œuvres littéraires, se passionne pour cet évangile en tant qu’il « s’amuse avec son lecteur », pour ainsi dire, en tant qu’il cherche à susciter chez lui des réponses, à le faire réagir. Un catalogue commence à se dégager des stratégies ou procédés mis en œuvre à cette fin. Double sens, malentendu, méprise, symbolisme, ironie : autant d’éléments qui se laissent repérer chez Jean, parfois concentrés dans certains passages, tel l’entretien avec Nicodème, au chapitre 3.

LA STRATÉGIE DU SUSPENSE

L’un des procédés caractéristiques qu’il y aurait lieu, à mon sens, d’approfondir davantage est celui de l’énigme ou du suspense. Il consiste pour l’évangéliste à ne dévoiler que progressivement une réalité à laquelle, par touches successives, il multiplie les allusions en termes mystérieux, comme pour n’en faire retracer le visage que petit à petit, comme par fragments. Plus la réalité est importante, plus l’énigme se fera élaborée, répétitive et intrigante pour le lecteur. Comme s’il s’agissait, en mettant en lui la soif et la curiosité d’identifier et de connaître, de l’ouvrir au mystère en lui laissant pressentir toute son ampleur.

Ce procédé se vérifie par exemple dans le cas de la révélation de l’Esprit Saint. Les premiers chapitres en multiplient les annonces et les promesses, en provoquant chez le lecteur un questionnement auquel on se garde bien de répondre, sinon en suggérant à chaque fois quelque bribe nouvelle. S’il est attentif, le lecteur, mis en appétit, finira par voir se dessiner une cohérence. Jésus baptisera dans l’Esprit Saint, annonce dans un premier temps le Baptiste (Jean 1, 33). Cet Esprit jouera un rôle capital, affirme ensuite Jésus lui-même à Nicodème, puisque c’est lui qui permettra de naître au monde de Dieu et d’entrer en communion avec lui (3, 5-8). Cet Esprit, renchérit dans un second temps le Baptiste, sera donné sans mesure (3, 34). C’est lui encore, annonce Jésus à la Samaritaine, qui pourra faire des humains d’authentiques adorateurs du Père (4, 23-24). Mais, se demande le lecteur, quand cela arrivera-t-il ? Quand donc viendra-t-il ce temps de l’Esprit dont, mystérieusement, on parle toujours au futur ? Et en quoi donc consistera ce singulier baptême dans l’Esprit ? Comment le don généreux qui sera fait de ce dernier se produira-t-il exactement ? L’Esprit, apprend-on finalement au chapitre 7, sera donné lorsque Jésus aura été glorifié (7, 37-39). Voilà donc la réponse qu’on attendait. Mais que signifie-t-elle au juste ? Le suspense se trouve relancé puisque c’est la première fois en ce passage qu’il est question de glorification. Par la suite, le terme reviendra pas moins d’une vingtaine de fois, de sorte que le lecteur, s’il prête attention, en arrivera finalement à pouvoir identifier avec précision ce moment du don de l’Esprit dont on lui parle depuis le début de l’évangile.

La même stratégie d’intrigue et de dévoilement progressif se vérifie dans le cas de l’heure de Jésus, ce qui suffit déjà à y laisser pressentir un thème majeur. Là encore, l’évangéliste y va par touches successives, en piquant la curiosité de son lecteur, sans se faire faute à l’occasion de le dérouter en brouillant les pistes. Au terme de ces avancées tâtonnantes, la lumière n’en sera que plus éblouissante.

PAR TROIS FOIS, « L’HEURE N’EST PAS VENUE »

« Quoi à moi et à toi, femme ? Mon heure n’est pas encore venue. » (Jean 2, 4) Comment comprendre cette réponse de Jésus à sa mère ? Puisqu’on est encore sur le seuil de l’évangile et que Jésus, simple invité à la noce de Cana, n’est pas encore entré en scène, son heure, pense naturellement le lecteur – si tant est qu’il s’arrête à se poser la question la première fois – doit désigner le moment de se manifester et d’entreprendre sa mission.

D’autre thèmes intervenant, on commençait peut-être à oublier celui de l’heure de Jésus, lorsqu’il surgit de nouveau au chapitre 7 : « Ils cherchaient donc à le saisir, mais personne ne mit la main sur lui, parce que son heure n’était pas encore venue. » (7, 30) Puisqu’on cherche à arrêter Jésus et que le texte a indiqué peu auparavant que certains avaient dessein de le tuer (7, 25), son heure, conclut le lecteur, doit désigner ici celle de sa mort. Mais est-ce bien cohérent par rapport à ce qui avait été dit la première fois en 2, 4 ?

Toujours est-il qu’un peu plus loin le thème affleure de nouveau : « Ces paroles, il en prononça au lieu du Trésor, alors qu’il enseignait dans le Temple, et personne ne mit la main sur lui, parce que son heure n’était pas encore venue. » (8, 20) Du coup, le lecteur se trouve confirmé : c’est donc bien de sa mort qu’il s’agit. Le contexte ne laisse guère de doute là-dessus : « Je m’en vais et vous me chercherez », affirme aussitôt après Jésus (8, 21) ; « va-t-il donc se donner la mort ? », enchaînent les Juifs (8, 22).

PAR TROIS FOIS, « L’HEURE EST VENUE »

Après avoir indiqué à trois reprises que l’heure de Jésus n’était pas venue, l’évangile, par trois fois encore, va maintenant faire l’inverse.

« Voici venue l’heure », proclame Jésus lui-même au moment de terminer son ministère public à Jérusalem (12, 23). Il est vrai qu’ici, il n’est pas dit « mon heure » ou « son heure », comme dans les passages précédents, mais simplement « l’heure ». Mais c’est bien de la même réalité qu’il s’agit. Cette heure se rapporte en effet à Jésus et à son expérience : « … l’heure où le Fils de l’homme doit être glorifié ». Incliné à faire équivaloir glorification et résurrection, le lecteur risque alors d’être déconcerté : les indices recueillis jusqu’alors ne permettaient-ils pas d’identifier l’heure de Jésus à celle de sa mort ? Et, de fait, c’est bien celle-ci qui se trouve évoquée aussitôt après : « … si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas… » (12, 24) La mort ferait-elle donc partie de la glorification ? C’est effectivement ce que la suite amène à penser. En 12, 34, la foule, en faisant référence à ce que Jésus a affirmé auparavant en 12, 23 à propos de la glorification, l’interroge : « Comment peux-tu dire : “Il faut que le Fils de l’homme soit élevé”. » C’est donc qu’il y a équivalence entre glorification et élévation. Or, peu auparavant, en 12, 32, lorsque Jésus avait mentionné cette dernière, l’évangéliste y était allé d’un commentaire explicatif : « Il signifiait par là de quelle mort il allait mourir ». Ainsi donc, récapitule le lecteur, l’heure de Jésus est celle de sa glorification. Et celle-ci apparaît équivalente de l’élévation, laquelle, à son tour, paraît l’être – au moins en partie – de la mort en croix.

Après avoir ainsi rassemblé, petit à petit, les morceaux du puzzle, le lecteur est prêt à se faire dire enfin les choses en clair. C’est ce que s’empresse de faire, dès le point de départ, la seconde partie de l’évangile : « Avant la fête de la Pâque, Jésus, sachant que son heure était venue de passer de ce monde au Père, ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu’au bout. » (13, 1) « Passer de ce monde » : voilà qui renvoie à la mort de Jésus ; « passer à son Père », voilà qui renvoie à la résurrection. Le lecteur est enfin fixé : l’heure de Jésus, c’est, de manière indissociable, celle de sa mort et de sa résurrection. Comme son élévation commence par la croix avant de s’achever dans la gloire. Comme le processus de germination exige que le grain de blé meure d’abord pour pouvoir ensuite porter beaucoup de fruit. L’heure de Jésus, c’est donc, en définitive, ce que nous avons l’habitude de désigner comme le mystère pascal, avec les deux facettes inséparables d’ombre et de lumière.

En Jean 17, 1, la venue de l’heure est mentionnée pour la troisième fois : « Père, l’heure est venue, glorifie ton Fils afin que ton Fils te glorifie ». Alors qu’en 12, 23, la glorification renvoyait principalement à la mort de Jésus, ici, au contraire, c’est le versant de lumière qui se trouve privilégié, comme le fait comprendre la suite : « Et maintenant, Père, glorifie-moi de la gloire que j’avais auprès de toi avant que fût le monde. » (17, 4)

Maintenant, la boucle est bouclée. Au terme, après les six mentions de l’heure de Jésus et la clarification progressive qui en est résultée, le lecteur est enfin fixé. Et les chapitres qui restent ne feront plus que décrire en sa face de visibilité et en son épaisseur historique le déroulement concret de l’heure : passion (chap. 18), mort (chap. 19) et résurrection (chap. 20).

COMME DES FAISCEAUX « ANTICIPATEURS »

Encore que, s’il revient en arrière, s’il lui arrive pour ainsi dire d’évoquer la case de départ, le lecteur, qui sait maintenant en quoi consiste l’heure de Jésus, peut rester encore avec une question. Un peu comme devant un film dont on a saisi la trame essentielle, mais dont telle ou telle scène reste encore non déchiffrée. Si, en effet, Jean conçoit l’heure de Jésus comme la jonction indissociable de sa mort et de sa résurrection, comment cela s’accorde-t-il avec la réplique de Jésus à Cana : « Mon heure n’est pas encore venue » (2, 4) ? Jésus signifie-t-il à sa mère que l’heure de sa Pâque n’est pas encore venue ? Ne lui faut-il pas d’abord entrer dans sa mission, accomplir l’œuvre de Celui qui l’a envoyé ?

C’est que, pour Jean, l’heure de Jésus se trouve anticipée à travers chacun des signes qu’il accomplit, à commencer par celui de Cana. « Cela, note l’évangéliste en finale du premier récit, Jésus en fit le début des signes, à Cana de Galilée ; il manifesta sa gloire et ses disciples crurent en lui. » (2, 11) L’évangéliste le suggérera de nouveau dans son récit du septième et dernier signe de Jésus : « Cette maladie-là n’est pas pour la mort mais pour la gloire de Dieu, afin que le Fils de Dieu soit glorifié par elle. » (11, 4) À travers chacun des signes de Jésus, quelque chose se manifeste déjà de la gloire qui éclatera en plénitude à l’heure de la mort et de la résurrection. À travers chacun des signes, perce déjà un faisceau de la lumière qui se déversera entièrement au moment de la pleine glorification. À travers chacun des signes, se révèle un aspect du mystère de Jésus, que l’« heure » permettra de percevoir en profondeur : « Quand vous aurez élevé le Fils de l’homme, alors vous saurez que moi, Je suis. » (8, 28)

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