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Témoins du Christ,

Responsable de la chronique :
Témoins du Christ

Revenue de l’enfer: Claire Ly

Imprimer Par Kathryn Spink

Entre 1975 et 1979, le Cambodge a été la terre d’essai d’une idéologie radicale qui voulait instaurer une société nouvelle. Les révolutionnaires khmers rouges, fiers de leur victoire sur les Etats-Unis d’Amérique, entreprenaient alors la construction d’une société totalement autarcique, complètement purifiée de toute subversion occidentale impérialiste. L’ébauche de cette société nouvelle a fait selon les chiffres officiels deux millions de morts sur sept millions d’habitants, dans un petit pays du sud-est asiatique, le Cambodge.

Je me trouvais entraînée dans cette utopie meurtrière malgré moi. Professeur de philosophie en 1975 à Phnom-Penh, je devenais « camarade paysanne » de cette troupe de travailleurs, inconditionnels de Pol Pot. Ce changement de vie ne se fait pas sans souffrance. J’ai vécu une remise en question profonde de tout ce qui était le sens de ma vie : elle m’a amenée à une conversion spirituelle.

Ce parcours spirituel, vécu dans la tornade meurtrière de la révolution khmère rouge, part d’une sagesse de compassion et passe par une révolte insoutenable, pour aboutir à la folie d’un Amour.

Bouddhiste convertie à la foi chrétienne à l’âge de trente-sept ans, je voudrais témoigner d’un chemin de rencontre : la rencontre d’une « sagesse bouddhique », vécue selon la voie du milieu et enseignée par Sâkyamuni, le Bouddha, avec « l’Amour fou » d’un Dieu qui vient me rejoindre dans le « désert » du génocide de Pol Pot.

CHAPITRE « LA FOLIE DU NAZAREEN »

La vie de Jésus le Nazaréen me séduit beaucoup. J’aime la liberté qui se dégage de cet homme, il n’est pas prisonnier d’aucune convention, qu’elle soit religieuse ou sociale. Mon histoire personnelle m’amène tout naturellement, à faire le parallèle entre Jésus le Nazaréen et Sâkyamuni, le Bouddha.

Je reconnais que ses paroles, ses actes me choquent. Mais, je ne peux m’empêcher d’admirer son courage de « se mouiller » dans le monde des hommes ordinaires. Cette façon de faire m’interpelle, parce qu’elle est complètement à l’opposé de la voie du milieu enseignée par Bouddha.

Jésus envoyait ses disciples dans le monde comme « sel de la terré. Oser se mêler des choses les plus ordinaires pour pouvoir témoigner d’une autre vérité qui les dépasse, c’est une nouvelle si différente de la voie du milieu ! C’est une nouvelle déconcertante. Jésus ne cherchait pas à se placer hors du monde mais il épousait toutes les conditions humaines.

Le noble chemin octuple proposé par Bouddha pour guérir l’homme de la souffrance passe par le savoir « prajna ». Ce noble chemin consiste à avoir la parole juste, l’action juste, le moyen d’existence juste, l’effort juste, l’attention juste, la pensée juste. Bien que j’aie fait l’expérience dans le camp de Pol Pot d’un chemin complètement dévié par la souffrance, la haine et la révolte, je continue quand même à penser que ce chemin octuple est une sagesse qui pourrait conduire l’homme à sa guérison. Il est nécessaire d’avoir un minimum de savoir pour emprunter ce chemin. Quelle folie pour moi quand Jésus dit : « je te loue Père, Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché cela aux sages et aux intelligents et de l’avoir révélé aux tout-petits » ( Mt 11, 25). Mais, cette folie me fait entrevoir le sens d’une aventure fabuleuse, l’aventure d’un homme. Cet homme imparfait, souvent blessé par des événements qui le dépassent, est invité à se risquer malgré son ignorance et sa petitesse, vers l’infini. Quelle douce folie !

La deuxième folie du Nazaréen est sa façon positive de parler de l’amour. Pour une femme élevée dans la religion bouddhiste, l’amour veut dire attachement. Il ne peut être présenté comme une voie de salut. Pour un bouddhiste, rien n’est plus illusoire que l’amour, une des sources de la souffrance. La phrase de Jésus « tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta pensée et de toute ta force. Tu aimeras ton prochain comme toi même. Il n’y a pas d’autre commandement plus grand que ceux-là ( Mc 12,31) me paraît complètement irraisonnée ; c’est comme un défi qu’il lançait à ses disciples. Et quel fou oserait relever pareil défi ?

La vie de cet homme peu ordinaire suscite une curiosité aiguë en moi. Plus je lis l’Évangile, plus j’ai envie d’entrer dans son mystère d’homme. C’est une folie qu’un tel homme puisse exister. Pour moi, c’est dans l’ordre des choses qu’on l’ait tué car il était trop dérangeant. Il a refusé quelque part de jouer le rôle que la société de cette époque attendait de lui. Moi aussi, je n’ai pas toujours accepté de jouer le rôle qu’on me propose.

Je ne comprends pas pourquoi les chrétiens voudraient à tout prix faire de cet homme, Jésus, un dieu. Il me semble que la divinité va enlever à cet homme de Nazareth toute sa grandeur humaine. Et c’est justement cette grandeur humaine qui me séduit en lui.

Le 28 décembre, c’est la grande fête à Notre-Dame-du-Laus. Cette fête cumule la rencontre annuelle des prêtres du diocèse de Gap avec leur évêque et l’anniversaire de la mort de Benoite Rancurel. En voyant tous les préparatifs, Thira et Ratha souhaitent assister à la messe. Je n’y vois aucun inconvénient, c’est l’occasion de mieux connaître la prière des chrétiens. C’est une messe extrêmement vivante avec des chants très rythmés accompagnés par deux guitaristes. L’accueil de l’assemblée envers nous, étrangers, est exemplaire. On nous aide à trouver les pages du livre de prière en nous voyant un peu perdus. Enfin tout me met le cœur en fête. Nous nous appliquons à faire les mêmes gestes que l’assemblée, debout, assis à genoux. André nous a simplement recommandés de ne pas nous avancer pour recevoir le pain consacré. Mes enfants et moi, nous regardons, nous chantons. A la consécration, tous les trois nous sommes debout comme l’assemblée. Je regarde le célébrant qui lève l’hostie. Alors il me semble qu’une réponse s’impose à moi : cet homme Jésus est vraiment Dieu. Dans l’espace de quelques secondes, cette certitude m’habite et me procure une paix et une joie profonde.

« Il prit le pain, prononça la bénédiction, le rompit et le leur donna. Leurs yeux furent ouverts et ils le reconnurent. »

J’ai alors la certitude que mon Dieu Témoin n’est pas le fruit de mon imagination, mais que c’est Lui, le Dieu de Jésus-Christ. Ce n’est pas une certitude fermée absolue. Bizarrement, c’est une certitude qui se présente comme une blessure. Sur le coup, j’ai retenu à temps le sanglot qui m’envahit. Je n’ose parler de cette expérience spirituelle à personne, de peur d’être prise pour une illuminée. Je garde tout cela au fond de mon cœur. L’éducation bouddhique me met en garde contre les émotions trop fortes qui aboutissent souvent à des illusions. Pourtant ce qui se passe ce jour-là à Notre-Dame-du-Laus, me rappelle étrangement le jour où dans le camp de Pol Pot, j’avais lancé un merci moqueur au Dieu créateur de toute chose.

Je suis restée un moins avec cette certitude-blessure qui ne m’empêche pas de dormir, mais qui me pose quand même question. Tout se passe comme si je ne pouvais plus tergiverser longtemps ; « on » attend de moi une réponse.

Je finis par partager cette expérience avec le père André et lui fais part en même temps de ma réponse : la demande du baptême.

« C’est bien vrai ! le Seigneur est ressuscité et il est apparu à Simon ».

Voilà comment cette phrase des onze apôtres, dans le récit des disciples d’Emmaüs, est devenue mienne et m’a mise en route…

Comme les disciples d’Emmaüs, mon cœur est « lent à croire tout ce qu’ont déclaré les prophètes ». Les textes de l’Évangile suscitent en moi une interrogation sur la condition de l’homme. Souvent, je constate que ces textes m’ouvrent à quelque chose qui me dépasse…

Comme Cléopas et son ami, mes yeux « furent ouverts et ils le reconnurent » à la fraction du pain…

CHAPITRE « UNE PAROLE DANS UN DESERT D’AMOUR »

Au risque que d’être déçue, j’ai accepté de marcher sur le chemin de la folie de Jésus-Christ, sans avoir pris aucune assurance. Je m’engage sans avoir la certitude absolue de gagner quoi que ce soit. C’est une aventure qui me fait tout simplement plaisir.

Je découvre avec surprise le fatalisme, une forme déguisée de déterminisme qui habite certains chrétiens. Pour eux, la volonté de Dieu Créateur est si omniprésente que tout ce qui se passe dans notre vie vient de Lui. On m’explique par exemple que c’est la volonté de Dieu de m’avoir faite passer par le « désert » du camp de Pol Pot afin de me purifier et de m’amener ensuite à la lumière de la foi. Un dieu qui a un projet si machiavélique mérite-il encore ma curiosité ? Dans le désert de Pol Pot, beaucoup de personnes aimées ont laissé leur vie. Pour moi, un dieu capable d’enlever la vie à un être humain pour sauver quelques-uns est un dieu méprisable…Cette façon de voir les choses me gêne beaucoup. Elle n’est pas très différente de la façon bouddhique du karma. On a simplement remplacé le mot « karma » par le mot « dieu ».

Ma demande de baptême est-elle seulement un besoin de changer le nom d’un concept ? Je ne le pense pas. Il est vrai que j’ai fait connaissance d’un Dieu de Miséricorde dans un désert d’amour, dans un désert où je me retrouvais nue face à moi-même. Mais de là à admettre que le monde de haine et de violence de Pol Pot a été voulu par Dieu pour mon bien, il y a un fossé à franchir.

J’ai scandalisé plus d’une personne en affirmant que si le camp de Pol Pot était le prix à payer pour connaître Dieu, j’aurais préféré rester dans la logique bouddhique que de rentrer dans celle d’un dieu si abominable.

Je n’ai aucune explication plausible à donner concernant le mal, la souffrance. Je n’éprouve d’ailleurs aucun besoin d’explication, moi qui les ai vécus dans ma chair. Ceci est, peut-être, l’héritage de mon éducation bouddhique : on ne cherche pas systématiquement à connaître le pourquoi des choses en Asie. L’importance est la lumière qui s’est allumée dans cette nuit noire. Je ne peux davantage accepter le fatalisme simpliste qui met Dieu en première ligne, qu’accepter le déterminisme du karma.

Pour moi, le fait de vouloir à tout prix avoir ou donner explication à tout événement est signe d’un manque de maturité. Il faut un sacré chemin à un être humain pour arriver à cerner ses limites, son ignorance. Reporter son ignorance, ses limites sur Dieu, en lui attribuant systématiquement des événements inexplicables ou des hasards de la vie, relève aussi d’une foi infantile à mes yeux. Je suis venue au christianisme marquée par une éducation bouddhique. Je garde de la tradition bouddhique une attention, excessive peut-être, à ne pas toujours chercher à nommer ou à faire un discours sur une réalité qui me dépasse. Les maîtres bouddhistes ont raison : les choses les plus fortes dans l’existence se vivent et se prêtent difficilement à un discours logique.

Je retrouve enfin la raison de ma demande de baptême. Je ne suis pas venue dans l’Église catholique pour chercher une religion, ni une morale et encore moins des maîtres à penser. La seule et unique chose que je cherche parmi les chrétiens c’est la folie de Jésus-Christ dans la croix, c’est la folie de Dieu dans la Résurrection de son Fils. Je suis devenue « folle ». Et oui !…

La croix est un point d’interrogation pour beaucoup de bouddhistes. Souvent ils classent Jésus-Christ parmi les Boddhisatva, ces êtres de compassion qui acceptent de donner leur vie pour les autres. Mais, les bouddhistes n’arrivent pas à admettre que Jésus-Christ puisse douter et souffrir. S’il souffre, c’est que quelque part son karma n’est pas aussi purifié qu’on le pense. La croix me rappelle ma condition humaine : toute mort est vie, toute vie est mort. C’est comme le bon grain et l’ivraie. Je suis appelée à aller vers la lumière de la Résurrection. Mais le mot Résurrection reste vain si je n’ai pas fait une expérience spirituelle de ressuscitée dans cette vie. Comment pourrais-je espérer quelque chose dont je n’aurais aucune idée ?

« Oui, j’en ai l’assurance :
ni la mort ni la vie, ni les anges ni les dominations,
ni le présent ni l’avenir, ni les puissances,
ni les forces des hauteurs ni celles des profondeurs,
ni aucune autre créature,
rien ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu manifesté en Jésus-Christ,
notre Seigneur… » Rom 8, 38.

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