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Aventure spirituelle,

Responsable de la chronique : Suzanne Demers, o.p.
Aventure spirituelle

Les eaux du psautier

Imprimer Par Maxime Allard, o.p.

Dès le premier psaume, l’eau est mise en scène, comme un ruisseau. Elle fait sa dernière apparition dans le Psaume 147 sous la figure de la neige invitée, avec le feu, la grêle, le brouillard et l’ouragan, à louer le Seigneur. Mais dans les champs sémantiques et culturels du psautier, l’« eau » joue sens et contresens : d’un côté l’eau engloutit, étouffe la vie, la fait disparaître ; de l’autre, l’eau ce qui permet de vivre, d’éclore, de porter des fruits. L’eau a donc des visages contradictoires.

« EAU-ABSOLUE » ET SES REPRÉSENTATIONS

Pour articuler les données fournies par les psaumes, je distinguerai pour commencer entre l’eau-figure et l’eau-absolue. Par eau-figure, j’entendrai la représentation matérielle du monde particulier de l’eau : mer (Psaume 28, 3 ; 92, 4 ; 94, 5), ruisseau (1, 3), fleuves (45, 5 ; 65, 6 ; 71, 8 ; 79, 12 ; 136, 1), larmes (6, 7.9 ; 30, 11; 55, 9 ; 79, 6 ; 101, 10 ; 118, 136), torrents (17, 5 ; 123, 4 ; 125, 4), flots (92, 3), rosée de l’Hermon (132, 3), eaux de Mériba (80, 8 ; 105, 32), neige (147, 16 ; 148, 8). Par eau-absolue, je ne me référerai pas à tel ou tel « représenté » (mer, ruisseau, larme, etc.) mais aux conditions qui rendent possibles cette représentation. Dans le cas de l’eau, il s’agit de l’eau primordiale, celle d’avant les fleuves, les rivières, etc. (135, 6). Cette eau est comme le fond de la réalité et sa surface initiale.

Cette mer, eau-absolue, a un fond qui peut être découvert lorsque Dieu descend pour délivrer son fidèle enserré par la mort (17, 16). Elle est l’élément que Dieu domine (28, 3). La mer est aussi ce en quoi et sur quoi la terre est « fondée » (23, 1-2), ce qui pourrait, si ce n’était la puissance du Seigneur, ébranler cette terre, revenir et engloutir jusqu’aux montagnes (45, 3-4), aux vaisseaux de Tarsis (47, 8) et autres navires… et jusqu’aux monstres marins (103, 26).

Dieu peut dessécher ces eaux, les ouvrir, les faire trembler, les transformer (73, 15 ; 76, 17 ; 77, 44 ; 105, 9-11.22 ; 106, 33-35). Dieu maîtrise l’eau qu’il fait (145, 6), l’harnache, la canalise en quelque sorte, lui donne des frontières à ne plus franchir, voire la fait s’enfuir (113a, 3.5) : et cela devient les mers, les rivières, les sources, etc. Dieu affermit la terre sur les eaux (135, 6), mais les eaux refoulées et conquises resurgissent pour abreuver et arroser la terre que ce soit par en haut avec les pluies en provenance des « eaux des hauteurs des cieux » (148, 4) ou d’en bas grâce aux sources jaillissantes.

Mais à cause du refoulement par la puissance créatrice de Dieu, ces eaux-absolues, désormais figurées, sont pleines d’énergie, de puissance. Elles sont bruyantes, font du vacarme (64, 8), elles ont une voix fracassante (92, 3). Et en ce sens, jeux de marées, d’inondations, de torrents subis et de débordements obligent, elles peuvent sembler vouloir reprendre toute la place, occuper l’espace entier de la création. La mer sera alors dite « orgueilleuse » (88, 10).

EAUX DE MORT, EAUX DE VIE

Sur fond de ces eaux complexes, l’être humain apparaît. Il a besoin de cette eau pour vivre, mais craint toujours qu’elle ne reprenne sa domination sur la terre que Dieu donne à habiter, pour vivre et louer Dieu. L’eau est alors tant au propre qu’au figuré eau de mort, eau de vie. (68, 3; 123, 4-5) Dans cette situation, l’être humain semble plonger dans l’eau, y couler et être sur le point de se noyer. Les humains sont les uns pour les autres, potentiellement, cette eau mortifère. L’eau peut l’enserrer et le tirer vers le fond, vers le gouffre (17, 17). Elle peut aussi l’envahir non pas pour désaltérer mais pour l’étouffer de l’intérieur (68, 2 ; 108, 18).

Ces eaux dangereuses côtoient l’eau tranquille du Psaume 22, 2-3 qui fait vivre et revivre : « Il me mène vers les eaux tranquilles et me fait revivre ». Le torrent même peut être paradisiaque et abreuver, devenir source de vie (35, 9). Les eaux de mort jouxtent ainsi les fleuves (45, 5 ; 71, 8 ; 79, 12) ou les ruisseaux de Dieu regorgeant d’eau (64, 10), sans oublier la pluie (25, 6 ; 50, 4.9; 64, 11). Vive, réponse à la soif, l’eau désaltère (41, 2). À la limite, l’eau en vient même à tenir la place de Dieu, à en être le symbole (62, 2).

La pluie comme figure de l’eau est aussi mise en scène en jouant sens et contresens. Autant la pluie peut être diluvienne (17, 12) ou véritablement « déluge » (28, 10), déborder pour noyer (31, 6); se faire « cataracte » (41, 8), autant elle peut être généreuse et salutaire (67, 10). Elle peut être « ondée » (71, 6); dans ce cas, elle est préparée par Dieu (146, 8).

Pour sa part, l’être humain n’est pas simplement soumis, attaqué ou aidé par l’eau; il est aussi, comme en lui-même, porteur d’eau. Il en a besoin pour vivre : il la boit. Pourchassé, entouré d’ennemis, meurtri par eux, il pleure et risque ainsi de se dessécher. Mais cette figure-là de l’eau aussi est paradoxale et fréquente dans le psautier : des larmes de gémissement, des larmes versées (6, 9 ; 30,11 ; 55, 9) l’épuise et accélère son vieillissement (6, 7 ; 79, 6 ; 101, 10 ; 118, 136). Comme la vague sur les rochers, elles rongent au point où l’eau devient la douleur même (30, 10), elles grugent la peau et l’âme. À la limite de cette expérience, tout le « moi » devient comme de l’eau en tant que la personne perd consistance. Écartelée, disloquée (21, 15), la personne va s’asséchant vers la mort (21, 16 ; 31, 4). Pourtant des larmes nocturnes (29, 6) peuvent aussi préluder un matin de joie.

EAUX DE SALUT ET DU MAL
L’eau comme « mer » est aussi occasion et lieu du salut (65, 6) Du coup, grâce à ces allusions à la mer des Roseaux ou à la mer Rouge et au passage du Jourdain, un lien est établi entre le geste de la création et la geste du salut. Dieu s’en sert pour délimiter son royaume (71, 8 ; 88, 26). Mais aussi il la fend (73, 13 ; 77, 13 ; 135, 13) ; il en fait son sentier (76, 20). Dieu tire de l’eau et, ainsi, sauve son peuple (143, 7) ; il ramène des abîmes de la mer (67, 23 ; 106, 23-30). Dieu rend la vie jusqu’au désert grâce à l’eau (77, 15-16.20). En ce sens, Dieu peut faire entrer dans l’eau pour en faire ressortir (65, 12), ce que ne manquera pas d’exploiter la théologie et la symbolique du baptême en régime chrétien.

EAUX DE DIEU, EAUX DES HUMAINS

L’eau participe à sa manière à l’acclamation lancée vers Dieu par la création et les autres créatures (68, 35 ; 95, 11 ; 97, 7-8). De vacarme assourdissant et effrayant, elle devient soutien de l’hymne d’action de grâce de l’humanité. Grâce à elle, « tout exulte et chante ! » (64, 14)

Peuple du désert, Israël prie ou crie vers son Dieu, le chante ou lui réveille la mémoire à partir de son expérience de l’espace. Au désert ou dans un lieu aride, l’eau fait vivre, elle vivifie. Il y a un temps pour l’eau et il faut y revenir, la retrouver, s’y retrouver, s’y plonger, puiser pour la trouver, sans quoi vivre assèche, dessèche, tue. Vivre, c’est boire l’eau, se trouver dans sa proximité à cause de la vie qui y prolifère. Plus on s’éloigne de l’eau, plus la mort risque d’être au rendez-vous à moins, justement, que Dieu ne fasse surgir de l’eau. À moins aussi que, rebelle, fuyant les humains, on aille demeurer dans les lieux arides, sans eau (67, 7).

Peuple du désert, Israël vit dans les montagnes, là où l’eau peut surgir et couler des sources ou des nuages. Les vallées intéressantes pour l’agriculture sont aussi des lieux dangereux, susceptibles d’inondations subites pendant les pluies ! Le salut vient donc des hauteurs, des montagnes, là où Dieu ne dédaigne pas habiter, là d’où il vient sauver ses fidèles pour les emmener loin des eaux traumatisantes (17, 17 ; 103, 6 ; 143, 7).

De fait, peu importe le lieu, la figure des eaux et l’expérience humaine de ces eaux, les psaumes témoignent de la maestria de Dieu qui joue sur les eaux et se joue d’elle. Dieu seul fait basculer des eaux de mort en eaux de salut. Il transmue l’eau-absolue, qui résiste à être marginalisée, en eaux-figures vivifiantes. En ce sens, le salut divin a quelque chose de la dynamique homéostatique : Dieu retire l’eau pour que le sol apparaisse et que l’être humain puisse être installé sur la terre ; Dieu donne l’eau qui fait vivre et grandir afin que les humains ne tombent pas en poussière. Trop d’eau tue, étouffe ; pas assez rend aride, fait tomber en poussière.

Les êtres humains, attaqués et brimés par leurs congénères, pleurent à en mourir presque mais aspirent en même temps à la paix près des eaux tranquilles avec d’autres humains. Leurs pleurs sont entendus de Dieu qui pourra les mener aux pâturages verdoyants grâce aux eaux jaillissantes. Les humains sont en quête de lieux arrosés ou arrosables. Mais en même temps, ils savent leur impuissance ou leurs pouvoirs limités devant une mer déchaînée ou des pluies diluviennes. Les fleuves peuvent tout aussi bien transporter le limon fertilisant que des milliers de cadavres d’humains assassinés pour raisons ethniques ou de partage des eaux !

Tout cela est vrai et peut donner lieu à de belles envolées. Mais nous ne vivons ni dans un pays désertique ni sur des montagnes vibrantes de sources. Autrement qu’en Israël, des fleuves immenses traversent nos contrées. Une pénurie d’eau ou une sécheresse sont des idées sans grand enracinement existentiel pour la plupart d’entre nous, contrairement à ce qui se passe dans bien d’autres pays du monde. Prier les psaumes en étant attentifs aux figures de l’eau permet peut-être de faire jaillir un commencement de solidarité… Peut-être aussi les transformations de la planète (réchauffement climatiques, hausse du niveau de la mer, etc.) inciteront-elles à intégrer autrement les eaux dans notre prière. Du coup, le texte des psaumes, que nous tendons à spiritualiser à outrance, retrouveront vie et vigueur.

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