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Témoins du Christ,

Responsable de la chronique : Marius Dion, o.p.
Témoins du Christ

Alexandre Men : Au grand soleil de Dieu

Imprimer Par Marius Dion, o.p.

UnknownOn l’appelle l’appelle pasteur, prophète, martyr, apôtre : le prêtre russe Alexandre Men était une des ces figures brillantes et dynamiques qui marquent des périodes de transition sociale, politique et économique. Il se trouvait à la charnière entre deux grandes époques de l’histoire russe, celle du communisme, inaugurée par la révolution bolchevique d’octobre 1917, et celle de l’« après-communisme », inaugurée par l’arrivée au pouvoir à la tête du Parti communiste russe de Mikhaïl Gorbatchev en 1985.

La vie tragiquement écourtée du père Alexandre couvrait les périodes alternantes de relaxation et d’intensification de la persécution de l’Église sous Staline et ses successeurs, pour aboutir enfin à la perestroïka de Mikhaïl Gorbatchev. C’était sous le signe la perestroïka que le père Alexandre a vécu les deux dernières années de sa vie. Car il a été assassiné à coups de hache au petit matin du 9 septembre 1990, alors qu’il se rendait célébrer la Liturgie dominicale. Dans les deux ans précédant son assassinat, il avait prononcé quelque deux cents conférences sur le christianisme devant des publics les plus divers, on écrivait de lui dans les journaux et les revues, on le recherchait pour des émissions radiophoniques et télévisées, on commençait à éditer ses livres en Russie, livres publiés auparavant exclusivement à l’étranger…

Lettre de septembre 1979, en réponse à Zoïa Atanassievna Maslenikova, qui a demandé au père Alexandre de décrire son cheminement vers Dieu et son expérience spirituelle.

Il ne m’est pas facile de répondre à votre question et de décrire ce que l’on nomme cheminement ou expérience spirituelle. Non pas que votre requête me prenne au dépourvu, mais j’évite toujours de parler de tels sujets lorsqu’ils me concernent directement. Question de timidité, de discrétion, de réserve? Appelez cela comme vous voulez. J’ai toujours eu cette retenue à tous les stades de ma vie.

En fait, il y a trois raisons pour lesquelles je redoute de me livrer. D’abord, la rencontre de l’homme avec Dieu a quelque chose de tellement intime qu’elle ne supporte pas le regard d’autrui. Ensuite, tout abus de formules consacrées efface et annihile certaines choses essentielles – l’allusion est toujours plus percutante. Enfin, rares sont ceux, même parmi les écrivains de talent, qui trouvent les mots adéquats pour exprimer l’inexprimable. L’un d’eux, justement, a eu cette remarque judicieuse : «Il est plus facile de parler de l’enfer que du paradis. »

Néanmoins, cédant à votre requête et à vos arguments, je vais essayer d’aborder certains aspects de la question.

En premier lieu, je ne comprends pas pourquoi l’on distingue si nettement le profane du sacré. Ces termes sont, à mon sens, parfaitement conventionnels. Certes, quand j’étais petit, on m’expliquait qu’il y avait des matières et des sujets «particuliers»; en fait, ces explications découlaient avant tout de nos conditions de vie au milieu de nos contemporains qui, à l’époque, étaient étrangers à nos aspirations spirituelles. Peu à peu, cette différenciation perdit sa raison d’être, car tout devint «particulier» chaque aspect de la vie, chaque problème ou émotion se révéla directement relié au Très-Haut. Je n’arrivais pas à imaginer une existence ou la religion aurait été isolée du reste.

C’est pourquoi je dis souvent qu’il n’y a pas pour moi de littérature profane. Toute bonne littérature, que ce soit dans le domaine des belles-lettres, de la philosophie ou des sciences, qui décrit la nature, la société, la connaissance, les passions humaines, ne nous parle toujours que d’une seule et même chose : l’« unique nécessaire ». De manière plus générale encore, il n’y a pas de vie « en soi », indépendante de la foi. Depuis ma jeunesse, tout pour moi a tourné autour de cet axe central. Supprimer quoi que ce soit, hormis le péché, nie semble une marque d’ingratitude envers Dieu, un préjudice, un appauvrissement injustifié du christianisme qui est appelé à imprégner toute la vie et à nous donner cette vie « en Surabondance »,.

J’ai toujours aspiré à être un chrétien non pas « sous les cierges » mais sous le soleil éclatant. La spiritualité « nocturne », à l’arrière-goût occulte, même présentée dans un emballage orthodoxe, ne m’a jamais attiré.

Hors de Dieu est la mort, à ses côtés et devant sa face est la vie. Voilà ce que j’ai toujours senti. Toujours et partout, Dieu m’a parlé. Cela ne s’est pas manifesté par des signes particuliers, que d’ailleurs je ne cherchais pas. Simplement, tout était signe : événements, rencontres, livres, personnes. Je peux et j’aime prier n’importe où, car je sens la présence de Dieu dans les endroits les plus inadéquats. Je me souviens, par exemple, avoir senti monter en moi cette sensation alors que j’étais assis dans le square en face du Bolchoï, à Moscou, j’ai fait souvent ce type d’expérience.

Quant aux moments d’élévation spirituelle, je dirais qu’ils sont liés à l’eucharistie, à la nature et à l’acte créateur. Ces trois moments sont d’ailleurs pour moi indissociables, car je vis l’eucharistie de façon cosmique, comme la réalisation suprême des dons reçus par l’homme : le don de création et le don de grâce. Et ce n’est pas par hasard que je cite la nature. Sa contemplation, depuis mon enfance, a été ma « théologie première ». J’entre dans une forêt ou dans un musée paléontologique comme dans un temple. Aujourd’hui encore, un rameau et des feuilles, un oiseau en vol comptent plus pour moi qu’une centaine d’icônes.

Cela dit, je suis étranger à tout panthéisme en tant que type de psychologie religieuse. Je ressens Dieu, très manifestement, comme une personne, comme celui qui se tourne vers moi. Je dois cette perception en grande partie à mes premières « leçons de foi », vers l’âge de cinq ans, au contact des évangiles. Depuis lors, j’ai trouvé dans le Christ un Dieu qui ne cesse de dialoguer avec nous.

Aux lumières violentes, je préfère une lumière douce. Je crains toute exaltation ou ostentation. Cependant, j’ai vécu à un certain moment ce qu’on pourrait appeler une « conversion ». Cela s’est produit entre mon enfance et mon adolescence, quand j’ai ressenti douloureusement l’absurdité et la vulnérabilité du monde. J’ai alors couvert des pages entières de poèmes désespérés, inspirés non par des dispositions au pessimisme, mais par la découverte de ce que la vie devient lorsqu’on en met le sens suprême entre parenthèses. C’est alors qu’apparut le Christ. Il tint au-dedans de moi avec une force véritablement salvatrice.

C’est à ce moment-là que j’ai entendu un appel à servir Dieu et que j’ai promis fidélité à cette vocation. Dès lors, elle détermina tous mes intérêts, mes contacts, mes études. C’est à ce moment-là que je résolus de devenir prêtre. C’est la plus grande chose que je puisse confier.

Maintes fois, j’ai reconnu le bras divin qui nie conduisait sur cette route. Je sentais son intervention jusque dans les moindres détails de mon existence. Les événements et les expériences prenaient leur place dans ma vie comme les pierres sur le dessin d’une mosaïque. Et au-dessus – pour employer un langage emphatique – brillait l’étoile de l’appel.

Je suis devenu pieux vers l’âge de douze ans. D’une manière naturelle. J’allais chaque jour à l’église. À quinze ans, j’ai commencé à servir au sanctuaire, comme acolyte. Cependant, aussi organique soit-elle, cette « piété dans le temple divin » ne représentait pas le christianisme dans sa totalité. Je ne la considérais que comme une partie bienfaisante du grand trésor de la foi.

Alors que j’étais encore écolier, une dame – amie de passage chez nous – me voyant lire un ouvrage d’anthropologie, eut un jour cette remarque : « Tu t’intéresses toujours à ça. » Le livre avait beau être profane, cette dame qui me connaissait bien avait senti « d’où soufflait le vent ». En effet, les sciences naturelles auxquelles je me suis intéressé très tôt étaient pour moi une façon de connaître les mystères divins, les réalités de sa providence. En étudiant mes préparations au microscope, en observant la vie de certains protozoaires, j’avais l’impression d’assister à un mystère. Ce sentiment m’est toujours resté.

J’ai fait la même expérience avec l’histoire, dont l’intérêt m’a été inspiré par l’Écriture sainte. Tout ce qui pouvait éclairer les événements bibliques m’était précieux. D’où ma passion pour l’Orient et la Rome antique, toile de fond de l’histoire sainte. L’histoire de l’Église m’attirait tout autant : j’y cherchais les moyens de réaliser l’idéal évangélique. Ayant lu tout jeune des vies de saints, je compris qu’elles comportaient beaucoup d’éléments ornementaux, légendaires, éloignés de la réalité. Cela m’incita à chercher des sources authentiques. J’y fus encouragé par la lecture du manuscrit inachevé du père Serge Mansourov, auquel j’ai eu accès vers 1950 et qui est actuellement publié dans les Travaux théologiques.

Je le répète : tout tournait autour du même axe central. Je ne regardais pas en arrière, puisque j’avais déjà la main à la charrue. Dieu m’aidait de façon imperceptible, mais indubitable. Tout ce que j’emmagasinais – histoire de l’art, science, littérature, relations sociales – me servait de bagage pour mon oeuvre future. Même les difficultés et les épreuves se révélèrent providentielles. Car si pour un regard extérieur, le jeune homme que j’étais avait simplement un large éventail d’intérêts, ces pôles étaient en réalité tendus vers un but unique. Or, à cet âge-là, certains jeunes qui vivent une expérience dans l’église sont souvent tentés de rejeter « la poussière » de toute chose « profane ». Ai-je été atteint par cette maladie? Je ne m’en souviens pas. Je me rappelle seulement que l’image d’un monde « Sanctifié » avait pénétré en moi, que la simplification réductrice d’une forme de nihilisme ecclésiastique me semblait en complète dissonance avec l’ampleur et la liberté de l’Évangile.

Parmi les maîtres spirituels de ma jeunesse, beaucoup venaient d’Optina Poustyn et de la paroisse des pères Métchov, rue Marosseïka. C’est ce courant qui m’a fait apprécier par-dessus tout l’ouverture au inonde et à ses problèmes. Une voix insistante me répétait que si un homme se referme sur lui-même, ne porte pas témoignage, reste sourd au monde extérieur, il trahit sa vocation de chrétien. Si la force de la prière est accordée, c’est pour la mettre en pratique en oeuvrant pour le monde. Aussi n’ai-je pas ressenti mon ordination au sacerdoce comme une rupture, mais comme le prolongement organique de ma voie. Ce qui fut nouveau pour moi, ce fut la liturgie…

Quid des « zones d’ombre » de la vie ecclésiastique? J’y ai été confronté assez tôt, mais elles ne m’ont pas rebuté. Je les considère comme un reproche adressé à chacun de nous, comme un appel à travailler. J’ai été peiné par les aspects ritualistes, mesquins ou par trop quotidiens de l’orthodoxie, mais mon charisme n’était pas de fustiger. Toute stylisation pompeuse, mièvre, quasi magique, tout ce qui s’apparente à l’hypnose chez certains m’apparaît comme une farce indigne ou une forme de démagogie destinée à séduire des âmes simples, un désir de fuir la liberté et la responsabilité.

Cela dit, ne croyez pas que j’aie échappé au danger d’un christianisme fermé et satisfait de lui-même – cette forme de quiétude de « la petite cellule à l’ombre d’un arbre » – ou que mes idées soient simplement le reflet de mon caractère. Au contraire, j’ai dû maintes fois lutter contre moi-même pour vaincre cette tentation et me soumettre à l’appel intérieur.

Plus d’une fois, j’ai eu la révélation qu’il existe des forces de lumière, mais aussi des forces de ténèbres, mais je n’ai pas éprouvé de curiosité mystique ou, plus précisément, d’attirance pour l’occultisme.

Je sais très bien que je ne suis qu’un instrument et que toute réussite vient de Dieu. Il n’y a pas pour l’homme de joie plus parfaite que d’être cet instrument entre les mains de Dieu, d’être le collaborateur de sa providence.

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