Jacques Leclercq est né en Belgique en 1891 et il est décédé en 1971 : Diplômé en droit de l’Université libre de Bruxelles et en philosophie de l’Université catholique de Louvain, cet intellectuel est ordonné prêtre en 1917. Théologien et professeur aux Facultés universitaires Saint-Louis à Bruxelles, puis à l’Université catholique de Louvain.
Je crois que l’île Maurice c’est « l’île de la rencontre » : c’est du moins le nom qu’elle porte en moi depuis que je la connais. Nulle part dans le monde on ne trouve sur quelques deux mille kilomètres carrés un tel brassage de races et de cultures : grands Blancs et petits Blancs, Créoles, Chinois, Indiens, musulmans et hindous, les pagodes du bouddhisme, les mosquées de l’islam, les temples et les eaux sacrés de l’hindouisme, les églises des chrétiens, catholiques et protestants, l’Europe, l’Asie, l’Afrique, la lutte des classes, le marxisme et le capitalisme, et la droite et la gauche, tout ce qui se célèbre et se chante sur la terre ; tout ce qui se combat, toutes les sincérités et toutes les ferveurs, toute l’espérance de la terre, et toutes ses peurs aussi; tout ici peut se vivre ou bien comme un défi ou comme une promesse.
Il faut dépasser alors le langage de la politique politicienne : il est comme partout trop partisan et prisonnier des idéologies et il a trop déçu pour convaincre et rassurer. La dimension de l’île Maurice c’est celle de l’Homme universel. J’ai rencontré l’Église : son évêque Mgr Margéot et son homologue anglican, Mgr Huddleston, deux hommes de grand prestige, généreux et lucides, en qui l’intelligence est audace et sagesse. J’ai vu le clergé rassemblé en sessions affronter avec passion tous les remous sociaux et politiques où se débattent leurs communautés. J’ai rencontré le laïcat depuis l’humble ouvrier créole jusqu’aux grands propriétaires sucriers, des syndicalistes militants aux chrétiens engagés dans la politique : c’était partout les mêmes reflets d’inquiétude ou d’espérance, et chacun se sait « responsable » de quelque chose qui le dépasse et qui atteint au-delà de l’identité mauricienne la dimension de l’universel. Et puis j’ai rencontré Gérard, un jeune prêtre mauricien dont l’amitié est depuis des années une des joies de ma vie.
L’Église de Maurice est responsable. Elle sait que le temps du triomphalisme est révolu et elle connait le piège où la bonne foi de ses communautés risque parfois de l’enfermer : de devenir le refuge de toutes les peurs. L’inquiétude et la menace que tout le monde ici reconnaît, c’est le racisme. L’espérance et la vocation qui veulent naître et vivre, c’est l’unité. Aussi parlait-on beaucoup de la rencontre.
Ce que j’ai vu à l’île Maurice, dans la diversité des races, des rites et des cultures, ce n’était pas la tour de Babel, c’était la Pentecôte. L’Église de Maurice est une affiche placardée à la face du monde : « Il n’y a plus ni Juif ni Grec ; il n’y a plus ni esclave ni homme libre ; il n’y a plus l’homme et la femme ; car tous vous n’êtes qu’un en Jésus Christ » (Galates 3, 28) C’est à Maurice qu’on peut apprendre non à subir les différences ni à les maîtriser mais à les célébrer. « Rendre la dignité à tous les hommes » C’était déjà la pensée qui animait le père Laval, ce pionnier de l’Église missionnaire, dont la vie et l’œuvre à Maurice, au siècle dernier, sont encore aujourd’hui la référence de tous ceux pour qui l’Évangile est libération.
Récemment, la béatification du père Laval fut l’occasion de grande liesse pour tous les Mauriciens. Ils étaient deux cent mille pour célébrer la fête autour du mausolée de leur prophète, « foule immense que nul ne pouvait dénombrer, de toutes les nations, tribus, peuples et langues » (Apocalypse 7, 9) Ce jour-là l’Église de Maurice s’est révélée comme le haut lieu de l’unité. Car ils étaient venus de toutes les races, de toutes les religions, Noirs et Blancs, Créoles, Chinois, hindous, musulmans, bouddhistes, et chrétiens, pour célébrer chacun selon sa foi, sa vie, sa vérité, la Paix et l’Unité. Et l’on a vu, dans une admirable liturgie, se succéder les hymnes d’action de grâce de chrétiens, la méditation des bonzes bouddhistes, les versets du Coran de l’Islam, les Upanishads et les Veda de l’hindouisme. Ce jour-là l’Église de Maurice était prophétique, et le vol des colombes qui furent lâchées dans le ciel bleu était peut-être signe de l’Unité, mais elles étaient aussi le vol mystérieux de l’Esprit dont parle la Genèse et qui planait sur le chaos du monde pour faire surgir la création ; et elles étaient encore l’image de Jésus qui apparut sur les eaux du Jourdain pour la recréation du monde. Une célébration comme celle-là est un temps fort de la rencontre, et même si ensuite dans la banalité des jours chacun retrouve en soi ses propres barrières, ses répulsions, ses doutes, on sait que quelque chose est possible
Je me rappelle le succès retentissant d’un spectacle que de jeunes Mauriciens avaient présenté au théâtre puis à la télévision : c’était un cri passionné où ils proclamaient au rythme fou de leurs danses et de leurs chants leur désir « d’autre chose », leur appétit de vivre une vie de vivants, avec la liberté et le bonheur d’aimer. C’était pendant deux heures de rêve, dans des ruissellements de couleur, de lumière et de musique, toute la poésie en liberté pour célébrer le cœur de l’Homme. La surprise et l’audace de ce spectacle, et le message le plus grave qu’il répercuta sur les consciences au-delà des paroles, de la danse et du chant, c’est que ces garçons et ces filles s’étaient choisis de toute race et de toute religion pour composer leur troupe. C’était, cette fois encore, la célébration de la rencontre et l’aveu proclamé que pour dire tout l’Homme il faut convoquer tous les hommes.
J’ai rencontré la troupe un soir dans les coulisses, à l’issue de la dernière représentation. C’était l’heure grave et nostalgique où le danseur retire son masque : le rêve retrouve la vie, et l’utopie rencontre la réalité. Déjà dans les yeux dilatés par le rimmel et sur les lèvres trop rouges, le regard personnel et la voix familière apparaissaient. La communion et l’unité qu’ils avaient vécues pendant des mois de répétition et de spectacle, cette vérité qui était devenue la leur, tout risquait de tomber avec les masques, de s’effacer avec les derniers fards… C’était l’heure de la séparation et chacun était conscient qu’il retournait vers sa race, sa religion, sa classe sociale. Derrière les maquillages on sentait l’inquiétude et la tristesse : un clown triste, c’est toujours bouleversant, comme l’échec du rêve sur la réalité. Quelqu’un a murmuré : « On a prouvé que c’est possible. Maintenant c’est ça qu’il faut vivre ». Alors la joie et la jeunesse ouvraient la route à l’Espérance : et c’est cela peut-être la vocation de l’île Maurice.
Jacques LECLERCQ, Debout sur le soleil, Ed. du Seuil, Paris, 1980, pp. 103… 111.