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Témoins du Christ,

Responsable de la chronique : Marius Dion, o.p.
Témoins du Christ

Rencontre avec Rembrandt

Imprimer Par Henri Nouwen


henri-nouwenNé aux Pays-Bas et décédé en 1996, Henri Nouwen a connu un brillante carrière universitaire aux États-Unis avant de devenir aumônier d’une communauté de l’Arche, au Nord de Toronto. Dans le livre, Le retour de l’enfant prodigue, il relit sa propre vie à la lumière du tableau de Rembrandt si connu Le Fils prodigue. Nous partageant sa 2ème conversion, il exprime ce que veut dire pour lui qu’aimer et être aimé. Il nous renvoie à l’Essentiel du message de l’Évangile. Afin de méditer sur la peinture dont Henri Nouwen va nous parler, il vous est possible de cliquer sur l’image de la scène de l’enfant prodigue de Rembrandt afin d’agrandir l’image. CLIQUEZ SUR L’IMAGE

Prologue: rencontre d’un tableau

La rencontre fortuite d’un détail du Retour du fils prodigue, de Rembrandt, a déclenché chez moi une quête spirituelle qui devait m’amener à redécouvrir ma vocation et me donner des forces neuves pour la vivre. Au cour de cette aventure, un tableau du XVIIe siècle, une parabole remontant au l siècle et son narrateur, et un homme du XXe siècle à la recherche d’un sens à sa vie.

L’histoire commence à l’automne de 1983 dans le village de Trosly, en France. Je passais quelques mois à l’Arche, communauté qui offre un foyer aux personnes atteintes d’un handicap mental. Fondée en 1964 par Jean Vanier, la maison de Trosly est aujourd’hui la tête d’un réseau de 90 communautés à travers le monde. Un jour que je rendais visite à mon amie Simone Landrieu au petit centre de documentation de l’Arche, mon regard s’arrêta sur une affiche épinglée à sa porte. On y voyait un homme revêtu d’une grande cape rouge toucher tendrement les épaules d’un garçon débraillé à genoux devant lui. Je ne pouvais détacher mon regard de cette image.

Je me sentais attiré par l’intimité entre ces deux personnages, par la chaleur qui se dégageait de la cape rouge du vieil homme, par le jaune doré de la tunique du garçon et par la lumière mystérieuse qui les enveloppait tous deux. Mais plus que tout, c’était les mains – celles du vieillard – posées sur les épaules du jeune homme.

L’événement

Quelques semaines après ma visite à l’Ermitage, j’arrivais à Toronto comme aumônier de la communauté de Daybreak. J’avais pris toute une année pour discerner si j’étais appelé à vivre avec des personnes handicapées mentales, mais j’éprouvais encore une profonde inquiétude : est-ce que j’allais être capable de répondre à cet appel? Plus jeune, je n’avais guère accordé d’attention aux personnes ayant un handicap mental. Je m’étais plutôt intéressé aux étudiants d’université et à leurs problèmes. J’avais appris à donner des conférences et à écrire des livres, je savais bâtir un exposé en trois points, organiser des paragraphes, choisir des sous-titres, j’aimais argumenter et analyser. Mais je ne savais guère communiquer avec des hommes et des femmes qui peuvent à peine parler ou qui, s’ils le peuvent, ne s’intéressent pas aux démonstrations logiques et aux beaux raisonnements. Je savais encore moins comment annoncer l’Evangile de Jésus à des personnes qui écoutent plus avec leur cour qu’avec leur intelligence, et qui sont beaucoup plus sensibles à ce que je vis qu’à ce que je dis.

Malgré mes appréhensions, en arrivant à Daybreak en août 1986, j’étais certain d’avoir fait le bon choix. Après plus de vingt années passées dans les salles de cours, le temps était venu pour moi de croire que Dieu aime les pauvres en esprit d’une façon toute spéciale et que, même si j’avais très peu à leur apporter, eux avaient beaucoup à m’offrir.

A peine arrivé, je me suis mis à chercher un endroit où installer ma reproduction du Fils prodigue. Le bureau qu’on m’avait assigné semblait tout indiqué. Chaque fois que je m’asseyais pour lire, écrire ou recevoir quelqu’un en entrevue, je pouvais apercevoir l’étreinte mystérieuse du père et du fils, désormais intimement liée à mon cheminement spirituel.

Depuis ma visite à l’Ermitage, je m’arrêtais davantage aux quatre personnages, deux femmes et deux hommes, qui se tiennent autour de l’espace lumineux où le père accueille son Fils errant. A leur façon de regarder la scène, on se demande ce qu’ils pensent, ce qu’ils ressentent. La présence de ces observateurs suggère toutes sortes d’interprétations. En réfléchissant à mon propre cheminement, je prenais conscience d’avoir longtemps joué moi-même un rôle de spectateur. Pendant des années j’avais enseigné les différents aspects de la vie spirituelle, en essayant de convaincre mes étudiants qu’il importe de les vivre. Mais est-ce que j’avais pris le risque de sortir moi- même de l’ombre, de m’agenouiller dans la lumière pour me laisser embrasser par un Dieu qui pardonne?

Le simple fait de pouvoir exprimer une opinion, développer un argument, défendre une position ou clarifier un point de vue m’a toujours donné l’impression de contrôler la situation. Ce qui généralement me sécurise beaucoup plus que de prendre le risque de me laisser contrôler par une situation mal définie.

Des heures et des heures de prière, des jours et des mois de retraite, des entretiens sans nombre avec des directeurs spirituels ne m’avaient pas encore amené à quitter mon rôle de spectateur. Même si j’ai toujours aspire à un engagement personnel, je me contentais d’observer de l’extérieur. L’observateur que j’étais pouvait éprouver de la curiosité, de la jalousie, de l’angoisse, et même de l’amour. Mais renoncer à ma sécurité d’observateur critique, c’était pour moi sauter dans l’inconnu. Je tenais tellement à garder le contrôle sur ma vie spirituelle, à en prévoir au moins un peu l’aboutissement, qu’il me semblait presque impossible de troquer la sécurité de l’observateur pour la vulnérabilité du fils repenti. Enseigner, commenter, expliquer les paroles et les gestes de Jésus, décrire l’itinéraire spirituel de ceux et celles qui nous ont précédés, tout cela ressemblait fort à l’attitude de l’un ou l’autre des quatre observateurs de l’étreinte divine. Les deux femmes, debout plus ou moins loin derrière le père; l’homme assis, le regard fixe, sans regarder personne ; et l’autre, debout, qui jette un oeil critique sur la scène; autant de façons de ne pas s’impliquer. On passe de l’indifférence à la curiosité, de la rêverie à l’observation attentive ; regard fixe, contemplatif, vigilant ou scrutateur; on se tient debout en arrière, on s’appuie au mur, on est assis les bras croisés, ou debout les mains jointes. Toutes ces postures, toutes ces attitudes intérieures ne me sont que trop familières. Qu’elles soient plus ou moins confortables, ce sont toutes des façons de ne pas s’impliquer.

Quitter l’enseignement universitaire pour vivre avec des personnes handicapées mentales était, pour moi tout au moins, un premier pas vers la plate-forme où le père embrasse son fils agenouillé, lieu de lumière, de vérité et d’amour. C’est là que je voudrais tellement me trouver, là que j’ai tellement peur de me retrouver. C’est là que je vais recevoir tout ce que je désire, tout ce que j’ai toujours souhaité, tout ce dont j’aurai jamais besoin; là aussi qu’il me faudra renoncer à tout ce à quoi je m’accroche. Il est souvent beaucoup plus difficile d’accepter vraiment d’être aimé, pardonné, guéri, que d’aimer, de pardonner ou de guérir; or il s’agit ici de dépasser le salaire, le mérite et la récompense pour accéder à l’abandon et à la confiance totale.

Le tableau de Rembrandt m’a suivi pendant toute cette période. Je l’ai déplacé à quelques reprises: de mon bureau à la chapelle, de la chapelle à la salle de séjour de Dayspring (la maison de prière de Daybreak), puis de nouveau à la chapelle. J’en ai parlé souvent, à l’intérieur et à l’extérieur de la communauté de Daybreak: à des personnes handicapées et à des assistants, à des pasteurs et à des prêtres, à des hommes et à des femmes de différents milieux. Plus je parlais du Fils prodigue, plus j’en venais à le regarder un peu comme mon tableau à moi, comme s’il représentait non seulement le cour du récit que Dieu veut me communiquer mais aussi le cour du récit que je veux dire à Dieu et au peuple de Dieu. Tout l’Evangile est là. Toute ma vie est là. Toute la vie de mes amis est là. Le tableau est devenu comme une fenêtre mystérieuse qui me donne accès au Royaume de Dieu. Comme un vaste portail qui me permet de passer de l’autre côté de l’existence pour considérer, à partir de là, le curieux assortiment de personnes et d’événements qui forment ma vie de tous les jours.

Pendant des années j’ai essayé d’entrevoir Dieu en scrutant la gamme des expériences humaines: la solitude et l’amour, la tristesse et la joie, la rancune et la gratitude, la guerre et la paix. J’ai cherché à comprendre le cycle des mouvements de l’âme humaine pour y discerner une faim et une soif que seul pourrait combler un Dieu appelé Amour. Je m’efforçais de découvrir le permanent derrière le transitoire, l’éternel derrière le temporel, l’amour parfait derrière les peurs paralysantes, et la consolation divine derrière la désolation de l’angoisse et de la souffrance humaines. J’ai constamment tenté de discerner, à travers et par delà notre existence mortelle, une présence plus grande, plus profonde, plus vaste et plus belle que ce que nous pouvons imaginer, et j’ai essayé d’en parler comme d’une présence que peuvent déjà percevoir, entendre et toucher ceux et celles qui sont disposés à croire.

Mais, à Daybreak, j’ai été conduit vers un lieu intérieur où je n’avais jamais pénétré auparavant. C’est le lieu en moi où Dieu a choisi d’habiter. C’est le lieu où je suis en sécurité dans les bras du Père tout amour, qui m’appelle par mon nom et me dit: «Tu es mon fils bien-aimé sur qui repose toute ma faveur. » C’est le lieu où je peux goûter la joie et la paix qui ne sont pas de ce monde.

Ce lieu a toujours été là. C’était pour moi la source de la grâce. Mais jamais je n’avais pu y pénétrer et y demeurer. « Si quelqu’un m’aime, il observera ma parole et mon Père l’aimera; nous viendrons à lui et nous établirons chez lui notre demeure. » (Jn 14,23) Ces mots m’ont toujours beaucoup touché. Je suis la demeure de Dieu!

Mais j’avais toujours trouvé très difficile de goûter la vérité de cette parole. Oui, Dieu habite mon être le plus pro- fond, mais comment répondre à l’appel de Jésus: «Demeurez en moi, comme moi en vous»? (Jn 13,4) L’invitation est claire, sans ambiguïté. Faire ma demeure là où Dieu a fait la sienne, tel est le grand défi de la vie spirituelle. Cela me semblait une mission impossible.

Mes pensées, mes sentiments, mes émotions et mes passions m’attiraient constamment hors de l’endroit que Dieu avait choisi pour y faire sa demeure. Rentrer à la maison et demeurer là où Dieu habite, écouter la voix et la vérité de l’amour, c’était ce que je redoutais plus que tout, parce que je savais que Dieu est un amant jaloux, qui exige tout de moi et à chaque instant. Quand serais-je prêt à accepter un tel amour ?

C’est Dieu lui-même qui m’a montré la voie. Les crises affectives et les problèmes de santé qui venaient briser le rythme soutenu de mes activités à Daybreak m’obligeaient brutalement à rentrer à la maison et à chercher Dieu là seulement où on peut Le trouver: dans le sanctuaire intérieur. Je ne peux pas dire que j’y sois arrivé; je n’y arriverai jamais en cette vie parce que le chemin vers Dieu mène bien au-delà des frontières de la mort. Ce voyage est long et exigeant, c’est vrai, mais il nous réserve aussi nombre de surprises merveilleuses qui nous offrent souvent un avant-goût du but final.

La première fois que j’ai vu le tableau de Rembrandt, je n’étais pas aussi familier que je le suis maintenant avec la demeure de Dieu en moi. Mais la force de ma réaction à l’étreinte du père et du fils m’a révélé que je recherchais désespérément cet espace intérieur où je pourrais moi aussi me sentir aimé et en sécurité. A ce moment-là, je ne pouvais pas savoir tout ce qu’exigeraient les quelques pas qui me conduiraient à cet espace intérieur. Je rends grâce de n’avoir pas su ce que Dieu me réservait. Mais je rends grâce aussi pour l’espace nouveau qu’a ouvert en moi la souffrance intérieure. J’ai maintenant une nouvelle vocation. Celle de me situer dans cet espace pour éclairer, par la parole et par l’écrit, les autres dimensions de nos existences agitées. Il me faut m’agenouiller devant le Père, poser mon oreille contre sa poitrine et écouter, sans interruption, les battements du cour de Dieu. Alors, et alors seulement, je pourrai répéter ce que j’aurai entendu, fidèlement et tout doucement. Je sais maintenant que je dois partir de l’éternité pour parler du temps, éclairer de la joie qui demeure les réalités passagères de notre courte existence en ce monde) aller de la maison de l’amour aux maisons de la peur, et de la demeure de Dieu aux demeures des êtres humains. Je suis bien conscient de l’énormité de cette vocation. Néanmoins, je reste persuadé que cette voie est la seule qui me convienne. On pourrait parler de vision «prophétique» : regarder les personnes et le monde avec les yeux de Dieu.

Est-ce réaliste pour un être humain? Et plus important encore, est-ce bien ma voie? Il ne s’agit pas ici d’une question théorique. Il s’agit de vocation. Je suis appelé à entrer dans le sanctuaire intérieur de mon être, là où Dieu a choisi d’habiter. Le seul chemin pour y arriver, c’est la prière, une prière incessante. Le chemin est pavé de luttes et de souffrances, mais je suis convaincu que seule la prière me permettra d’arriver au terme.

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